La privacy by design est un pan de l’éthique du numérique qui semble parfois constituer son alpha et son oméga – et ce depuis bien plus longtemps que l’entrée en vigueur du RGPD. Même les GAFA, BATX et autres gloutons datavores semblent se féliciter du progrès de la cause, leur « réputation » étant bien plus précieuse que toutes les contraintes et difficultés techno-juridiques engendrées par le respect de la vie privée.
Loin de moi l’idée de remettre en cause l’importance de ce respect : la vie privée est et doit rester une dimension de nos vies numériques qu’il s’agit de protéger. Toutefois, je m’inquiète du poids écrasant que cette thématique prend dans le débat public. Car les questions de privacy by design ne sont que les conséquences d’une cause qui, elle, est rarement mise en question, si ce n’est par quelques penseurs peu médiatisés ou trop radicaux pour être audibles. Cette cause, c’est bien sûr l’économie des données, nouvelle vache à lait du système économique mondial, charriant, dans son institution actuelle, des valeurs d’efficacité et de rapidité mises au service d’une vision purement instrumentale du monde et de l’humain.
Je vois dans cette extension du domaine du marché, une nouvelle conquête de l’Arraisonnement heideggérien. Selon Heidegger, l’Arraisonnement (Gestell) est le rapport au monde constitutif de la Technique moderne. Il se caractérise par une forme de prédation où la nature est perçue sous l’unique angle de la ressource – ce que Heidegger nomme « fonds disponible » – extractible et cumulable indéfiniment. Le plus grand danger, selon le philosophe, est que l’humain lui-même finisse par s’intégrer à l’Arraisonnement. On peut se demander si le système techno-économique n’a pas déjà réalisé cette intégration depuis longtemps en faisant de nous des « consommateurs », c’est-à-dire des apôtres inconscients de cette prédation envers la nature et envers nous-mêmes. Si l’on admet cette idée, il devient flagrant que le « dataisme » représente une nouvelle expression de l’Arraisonnement, sur le mode de l’extension. Ici, le fonds disponible à l’exploitation n’est plus directement la nature, mais l’humain lui-même, dans ses divers états et comportements. L’humain vu sous l’angle exclusif de la consommation est un porte-monnaie dans lequel il est interdit de venir piocher directement et qu’il s’agit donc d’ouvrir par toutes sortes de moyens détournés (telle l’invention de « besoins » divers, faisant de nous des êtres en manque perpétuel de quelque chose). Le dataisme est le nouveau moyen privilégié d’ouverture de ce porte-monnaie, assurant ainsi l’autoperpétuation du système économique institué : les données fragmentent les individus en dividus « manipulables » à diverses fins, notamment commerciales. Dans ce cadre, nous devenons peu à peu « transparents » à des dispositifs techniques qui, eux, restent plus que jamais des boites-noires.
Le risque de violation de la vie n’est donc qu’un symptôme qu’il est nécessaire de traiter, mais qui ne résume absolument pas l’ensemble du défi éthique auquel nous confrontent le numérique et les intelligences artificielles. Il y a des « causes » que je refuse de servir en cédant mes données, mêmes anonymisées. Je refuse, par exemple, que cette matière première aide certaines organisations à mieux nous « profiler » pour faire de la publicité ciblée ou construire une « expérience client qui nous ressemble », autre façon de dire « nous faire légalement les poches ». Luttons donc pour le respect de la vie privée, mais n’en faisons pas l’arbre qui cache la forêt. Ici, la grande question éthique est celle des intentions que nous souhaitons servir avec nos données, anonymes ou non.
Julien De Sanctis