Voici la retranscription d’un riche entretien mené pour La Pause Philo avec Xavier Guchet, Professeur de Philosophie des techniques à l’UTC, à propos de la philosophie hors-les-murs de l’Académie.
Pour Xavier Guchet, Professeur de philosophie des techniques à l’UTC, co-fondateur et ancien directeur du master Ethires à Paris 1, le philosophe se caractérise par son « a-topie », c’est-à-dire sa non inscription dans un lieu déterminé. Est-ce à dire que celui-ci peut intégrer n’importe quel milieu pour philosopher ? Comment imaginer la place de celui qui, par définition, n’en a pas ? Dans cet entretien, Xavier Guchet propose une réflexion sur l’étonnante (non) position de la philosophie : toujours étrangère, mais jamais apatride.
La Pause Philo : La philosophie est souvent perçue comme une discipline inaccessible, élitiste, quasi ésotérique. Tout le contraire de sa pratique initiale telle qu’instituée par Socrate. Cette réputation nuit parfois à la compréhension de ce qu’elle est, parfois chez les étudiants eux-mêmes. Pourriez-vous définir ce qu’est la philosophie ?
Xavier Guchet : Donner une définition, c’est vouloir deux choses : d’une part, bien fixer les limites en vue de pouvoir dire qui est « dedans » et qui est « dehors » ; d’autre part, s’assurer que l’on parle bien de la même chose en vue de se comprendre mutuellement. Une définition est une question de convergence – convergence des choses dans certaines limites bien établies, permettant de dire que « ceci est » et que « cela n’est pas » ; convergence des paroles dans un espace contrôlé, canalisé, en vue de la communication réussie. Le problème avec la philosophie est que toute définition la concernant fait diverger, et non converger. Chez Canguilhem, la philosophie se trouve définie comme une « réflexion. » Or, Deleuze et Guattari, dans un ouvrage précisément intitulé Qu’est-ce que la philosophie ?, expliquent au contraire que celle-ci n’est pas une réflexion – elle n’est surtout pas une réflexion ! – mais une activité créatrice, une fabrication de concepts. Voilà donc deux définitions de la philosophie qui divergent, qui semblent même s’opposer, et pourtant, aussi bien Canguilhem que Deleuze et Guattari sont philosophes, n’est-ce pas ? Mais alors, tous portent le même nom – philosophe – alors q1u’ils souscrivent à des définitions incompatibles de la philosophie, ce qui signifie que le nom n’est pas garanti par une définition acceptable par tout le monde. Cela signifie-t-il que n’importe qui peut être dit philosophe ? Non bien sûr et c’était tout le problème de Platon : Platon n’a donné aucune définition de la philosophie, et pourtant Socrate était bien un philosophe et non un sophiste (lesquels sophistes considéraient d’ailleurs Socrate comme un des leur). Donc, premier constat : on peut parfois dire qui est « au dedans » et qui est « en dehors » de la philosophie, mais sans que ces inclusions/exclusions puissent être justifiées par une définition arrêtée, univoque et consensuelle.
Autre exemple : nous savons que Lévi-Strauss était anthropologue, mais devons-nous dire qu’il était, ou bien qu’il n’était pas philosophe ? Il est très difficile de répondre à cette question, et ceci quelle que soit la définition que l’on donne de la philosophie, à supposer que l’on en donne une (réflexion, fabrique de concepts etc.). Donc, second constat, symétrique et inverse par rapport au précédent : posséder une définition de la philosophie ne permet pas toujours de dire facilement qui est « dedans » et qui est « dehors. »
En outre, donner une définition de la philosophie ne permet jamais de s’entendre une bonne fois pour toute sur ce dont on parle, c’est même le contraire. Reprenons les définitions respectivement de Canguilhem et de Deleuze/Guattari. La philosophie est une « réflexion », soit, mais la science, l’art ne supposent-ils pas également de la réflexion ? La définition de la philosophie comme « réflexion » ne réalise aucun accord des esprits par elle-même, elle conduit immédiatement à cette autre question : qu’est-ce que la réflexion ? Il en va de même chez Deleuze/Guattari : si la philosophie se définit comme une fabrique de concepts, la question devient de savoir ce qu’est un concept – question que les deux philosophes commencent au demeurant par poser. Or, les deux questions « qu’est-ce que la réflexion » et « qu’est-ce qu’un concept » équivalent en définitive à demander… ce qu’est la philosophie. En somme, toute définition de la philosophie semble présupposer une définition de la philosophie ; elle conduit à une seule chose : reposer la même question. Selon toute vraisemblance, définir la philosophie ne permet aucunement de s’entendre sur ce qu’est la philosophie comme pratique, le « philosopher », et sur ce que fait réellement le philosophe. Deleuze et Guattari le reconnaissent à leur façon : « Peut-être ne peut-on poser la question Qu’est-ce que la philosophie ? que tard, quand vient la vieillesse… [Avant… on a trop envie de faire de la philosophie, on ne se demande pas ce qu’elle est]. » Bref, on philosophe sans jamais vraiment se demander ce qu’est la philosophie. De surcroît, la vieillesse n’est pas le moment où l’on arrête de philosopher et où, pour cette raison, l’on peut enfin faire retour sur ce que l’on a fait, pour poser des définitions ; la vieillesse du philosophe semble être tout le contraire pour Deleuze et Guattari : un nouveau commencement, un point de départ pour un questionnement totalement neuf. On attend d’une définition qu’elle termine quelque chose (un malentendu, une dispute sur ce dont on parle) : on ne peut pas attendre cela d’une définition de la philosophie.
Pour ma part, je suis comme ceux dont parlent Deleuze et Guattari – trop désireux de faire de la philosophie pour me demander ce qu’elle est. Lorsque je serai tout à fait vieux, peut-être…
Il y a tout de même une façon, sinon de définir la philosophie, du moins de caractériser l’activité du philosophe, que je trouve très juste : l’atopie. Socrate était a-topos, c’est-à-dire privé de lieu, de tout lieu – la philosophie n’a son lieu nulle part, notamment pas dans les savoirs constitués. Cette caractérisation m’intéresse dans la mesure où elle est au cœur du problème de l’enseignement de la philosophie, en particulier lorsqu’on demande à cet enseignement d’être « professionnalisant » : professionnaliser, n’est-ce pas assigner à un lieu ?
LPP : Partagez-vous le constat présenté dans la question précédente ? Si oui, comment expliquez-vous cet état de fait ?
XG : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce constat. Si la philosophie était le plus souvent perçue de cette façon, les philosophes ne seraient pas sollicités comme ils le sont pour participer à des débats, sur tout type de sujets de sociétés. Certains livres de philosophie sont devenus des best sellers. Je ne crois pas que la philosophie soit massivement perçue comme vous le dites, en revanche, il est clair que la parole philosophique n’est pas jugée avec la même « indulgence » que la parole scientifique par exemple. Qu’un physicien des particules fasse un exposé sur son travail, on comprendra qu’il soit assez ésotérique, on pourra à la rigueur lui reprocher son manque de pédagogie, mais après tout, jugera-t-on, ce sont là des matières trop compliquées pour être comprises sans un « bagage » minimum. On comprend (et on accepte) de ne pas comprendre. Il n’en va pas de même du philosophe : s’il n’est pas compris, il agace profondément et on le rejette parfois brutalement. Ce n’est pas seulement une question de jargon, de mots qui ne sont utilisés que par les philosophes et non couramment. Un parler philosophique sans jargon, mais demeuré hermétique pour ceux qui le reçoivent, suscite une réaction plus violente qu’un exposé scientifique pas compris parce que trop technique. Pourquoi ? Le philosophe ne manipule pas des formules, des symboles mathématiques, des systèmes d’équations non linéaires, etc. : il manipule des mots et c’est cela qui l’oblige, pour ainsi dire moralement, à se faire parfaitement comprendre de ses auditeurs. Un physicien qui fait un exposé grand public en alignant les équations risque fort de perdre son public, et donc de l’exclure ; un philosophe qui se rend inaccessible à son auditoire exclut lui aussi, mais c’est différent : il exclut avec cela même qui aurait dû être un moyen d’inclusion, le langage partagé justement. Nous n’attendons pas d’un système d’équations différentielles qu’il devienne un langage commun, en revanche le philosophe s’exprime dans le même langage dont je me sers pour dire ce que je pense, ce que je ressens. En s’exprimant de telle façon que je me sente exclu de ce qu’il raconte, c’est un peu comme s’il m’excluait de mon propre langage.
LPP : Une autre idée couramment admise veut que la philosophie soit inutile. Que pensez-vous de cette affirmation ?
XG : Je ne suis pas de celles et ceux qui pensent que la philosophie est inutile, par opposition aux valeurs utilitaires qui sont supposées orienter tout jugement de valeurs dans nos sociétés. Je crois même qu’elle est tout le contraire d’inutile ; cela étant dit, en ce qui concerne la philosophie, le contraire d’« inutile » n’est pas « utile » mais « nécessaire. » Dire de la philosophie qu’elle n’est pas inutile n’est pas dire qu’elle est utile, c’est dire qu’elle est nécessaire. Le problème n’est donc pas tant de définir l’utilité que la nécessité, et surtout de discuter de ce qui est nécessaire. Un exemple, pour ne pas être trop long : j’enseigne à l’université de technologie de Compiègne et je crois que toutes les doctorantes et tous les doctorants, dans les différentes disciplines d’ingénierie, devraient s’interroger sur les valeurs et les finalités de leur travail – bref, qu’elles/ils devraient faire un peu de philosophie à un moment ou à un autre durant leur thèse (de préférence tout le temps !). Je crois même qu’elles/ils devraient avoir l’obligation de consacrer un chapitre de leur thèse à ces réflexions sur les valeurs et les finalités de leur recherche, sur les enjeux éthiques, politiques et sociaux qu’ils soulèvent. Est-ce utile ? Je ne crois pas que l’on puisse dire cela. Revendiquer une quelconque « utilité » pour cette démarche, c’est se situer sur un plan où il s’agira au final de mettre en avant des arguments du type : cela renforce l’esprit d’analyse, ou de synthèse, ainsi que la capacité à bien appréhender les dimensions d’un problème ; c’est en somme « utile » pour former des ingénieurs « responsables », « éthiques » – sous-entendu : c’est ce genre de profils que demande le système économique aujourd’hui, cela est donc « utile » à l’employabilité, comme on dit, des jeunes docteur(e)s. Elles/ils pourront faire valoir des « compétences » précieuses – utiles, justement. Or, en disant cela, on ne fait que répondre à la question de l’utilité de la philosophie en se situant sur le même plan qu’elle, c’est-à-dire sur le plan des relations fins/moyens : dire de la philosophie qu’elle est utile, c’est se mettre en devoir de dire à quoi elle est utile, qu’elle est sa fonction exacte, de quelle fin elle est le moyen adéquat. Est-il utile de lire Platon ? Répondre oui, c’est être contraint de justifier en quoi et à quoi cela est utile. On pourra certes répondre en faisant valoir qu’il y a chez Platon, par exemple, une analyse de la politique qui peut très utilement, justement, nous éclairer sur l’actualité, ou alors qu’il y a, chez Platon toujours, une conception de la médecine et du soin qui permet de poser de bonnes questions aux systèmes de santé et à leur évolution actuelle. Toutefois, faut-il considérer que lire Platon aujourd’hui n’est justifié, et justifiable, que dans la mesure où l’on peut grâce à cette lecture mieux comprendre le présent, au sens où grâce à elle nous pourrions être totalement présent à notre propre présent, le comprendre en le possédant, coller à lui par l’intelligence ? Je dirais plutôt que la philosophie, mais aussi l’art, rendent possible au contraire un éloignement, un écart par rapport au présent ; l’art aussi bien que la philosophie font que les sociétés ne sont pas tout à fait contemporaines d’elles-mêmes, il existe en elles une dimension d’inactualité et toute la question est de savoir en quoi préserver cette dimension est absolument essentiel. Cela rejoint la question de savoir pourquoi il est absolument essentiel qu’existent dans la société des espaces (géographiques, mais aussi psychiques) non mis en ordre, non organisés par les pouvoirs constitués, non stratifiés comme disaient Deleuze et Guattari – des espaces en friche, territoires d’expérimentations possibles. Nous savons bien que ces espaces doivent exister aussi dans la science, c’est-à-dire dans un domaine auquel on demande instamment aujourd’hui de justifier son « utilité. » C’est en ce sens que je parle de nécessité. Il est sans doute totalement inutile de lire Descartes, ou La Princesse de Clèves, pour être guichetière… Pourtant, il est absolument nécessaire que la guichetière ait lu Descartes, et La Princesse de Clèves, dans la mesure où la guichetière n’est pas que guichetière – elle doit toujours pouvoir devenir autre chose, dont l’éclosion n’est fort heureusement pas au pouvoir des pouvoirs constitués. Demander si la philosophie est utile ou pas, c’est présupposer que celle ou celui à qui elle est supposée être utile (ou pas) doit coller parfaitement à ses rôles sociaux.
LPP : Voilà qui nous permet d’enchainer en toute logique avec la question suivante. Vous avez fondé et dirigé le Master 2 Ethires (contraction d’éthique et responsabilité) à Paris 1 pendant 5 ans. Il s’agit d’un master dit « professionnel » de philosophie, et non d’un master de « recherche ». Qu’est-ce que cela signifie ? À quelle logique, certains diraient quels besoins Ethires répond-t-il ?
XG : Quand il s’agit de philosophie, j’avoue avoir du mal à comprendre ce que pourrait être une formation de Master 2 sans lien avec la recherche, ou en tout cas avec une certaine activité qui est celle-là même que l’on attend des Masterants Recherche. Dans Ethires, nous demandions aux étudiant(e)s, chaque semestre, de traiter un sujet de société dans le cadre d’une collaboration avec un acteur du monde économique, politique, associatif, avec des médecins, etc. Il s’agissait pour les étudiant(e)s (et il s’agit toujours, Ethires continue !, mais là je parle de mon expérience passée puisque c’est ce que vous me demandez) il s’agissait pour les étudiant(e)s de formuler un problème à partir de la question initialement posée par l’acteur en question, de se documenter – plus exactement, de faire ce que l’on appelle dans notre jargon un état de l’art – et d’argumenter en vue de soutenir une thèse, de faire passer un message. N’est-ce que pas aussi ce qui est demandé aux Masterants Recherche ? Lorsque j’ai monté cette formation avec Sébastien Descours, j’ai eu la conviction que cela ne ferait sens que si les travaux des étudiant(e)s étaient capables de satisfaire les mêmes exigences académiques que celles requises dans les filières Recherche. Mon ambition a même été de démontrer que les étudiant(e)s d’Ethires avaient eux aussi vocation à s’orienter vers des thèses de doctorat, et qu’elles/ils pouvaient se former à des pratiques académiques que l’on rencontre d’ailleurs plus souvent au niveau du Doctorat que du Master (je pense par exemple à l’organisation d’un colloque, les étudiant(e)s d’Ethires de l’année 2014-2015 en ont organisé un de manière très professionnelle). Bref, j’ai eu l’idée, un peu prétentieuse il est vrai, de démontrer que ce Master « Pro » pouvait devenir une sorte de super-Master Recherche ! Alors vous me demanderez sans doute : mais au fond, si le modèle d’un Master « Pro » en philosophie reste l’activité dite de recherche, qu’est-ce qui fait sa spécificité ? Qu’est-ce qui en fait un Master « Pro » justement, et non Recherche (dans une nomenclature qui d’ailleurs est aujourd’hui datée) ? Je vous répondrai en vous disant qu’à mon avis, cette distinction entre « Pro » et « Recherche » n’a pas beaucoup de sens ici. Je ferai remarquer que les filières Recherche étaient elles-mêmes « professionnalisantes » : ne s’agissait-il pas en effet de mener les étudiant(e)s vers les concours de l’enseignement secondaire, ou vers un Doctorat ayant lui-même vocation, en partie du moins, à former les étudiant(e)s aux carrières de l’enseignement supérieur et de la recherche ? Il s’agit toujours de « professionnaliser. » La ligne de partage ne passe pas entre « Pro » et « Recherche », mais entre des pratiques qui peuvent valablement être dites philosophiques, et d’autres non.
Il n’en demeure pas moins que parler d’un Master « Pro » en philosophie soulève deux difficultés redoutables : la première fait écho à cette fameuse atopie qui caractérise l’activité philosophique. L’université est un lieu où cette activité étrange, caractéristique de celle et celui qui n’a pas de lieu propre, qui est « sans lieu », peut s’exercer librement. On ne peut pas dire la même chose des autres lieux où la philosophie est amenée à s’exercer, car tel était (et est toujours je pense) le positionnement d’Ethires : former à une certaine pratique de la philosophie des étudiant(e)s désireux de vivre en philosophes, dans et par la philosophie, mais ailleurs que dans ce lieu protecteur des « non lieux » qu’est l’université. Or, une entreprise ou une administration ne connaissent pas les « non lieux. » Il y a des organigrammes, des fonctions, des directions, tout est bien établi, il n’y a pas de vide. Comment une activité qui se caractérise par l’a-topie, par l’absence de lieu, peut-elle y trouver son lieu justement ? C’est une vraie difficulté, je n’ai pas de réponse.
L’autre difficulté concerne les besoins. Dire d’une formation philosophique qu’elle doit répondre à des besoins, n’est-ce pas exiger d’elle qu’elle justifie et explique son utilité ? Cela nous ramène à la question précédente. Un Master comme Ethires n’est-il justifiable que par l’idée que la philosophie est utile, au sens où elle peut répondre à des besoins bien identifiés ? Là encore, il est vraiment difficile de tenir cet argument jusqu’au bout, d’autant plus que nous n’avons pas cessé d’expliquer à tous les porteurs de missions, ces fameux acteurs qui étaient les partenaires de la formation, que l’activité philosophique consistait à détricoter leur question initiale pour poser un problème – bref, qu’elle consistait à ne pas répondre à leur besoin immédiat. De nouveau, je ne crois pas qu’il soit « utile » pour des dirigeants d’entreprises, ou pour tout type de décideurs, de s’entourer de philosophes : je crois que c’est nécessaire. Il ne s’agit pas de répondre à des besoins, mais de faire exister des possibles.
LPP : On entend de plus en plus d’acteurs du monde économiques parler des précieuses compétencesque les philosophes pourraient apporter à l’entreprise. Votre discours, semble opposé à cette logique : l’activité philosophique est étrangère à la notion de compétence. Pouvez-vous développer ?
XG : En effet. Que dira-t-on si l’on tente de penser des « compétences » philosophiques : que la philosophie forme à l’esprit critique, à la faculté d’analyse, ou bien de synthèse ? Qu’elle apprend à construire des problèmes ? A argumenter ? D’accord, mais en quoi cela est-il propre au philosophe ? L’historien(ne), la/le sociologue, l’anthropologue (pour ne citer qu’eux) problématisent elles/eux aussi, elles/ils exercent elles/eux aussi leur esprit critique et leur aptitude à la synthèse, et bien sûr elles/ils argumentent. L’activité philosophique est spéciale, néanmoins cette singularité ne se laisse pas cerner par l’identification de « compétences » particulières, uniques, de celle/celui qui exerce cette activité. Raisonner en termes de « compétences », c’est vouloir répondre à la question du « lieu » : comment situer le philosophe dans un champ professionnel où s’expriment des besoins plus ou moins bien définis, et qui pour être traités et satisfaits réclament des compétences spécifiques ? Que l’étudiant(e)s acquière des compétences dans le cours de ses études, c’est évident ; mais ces compétences ne le définissent pas comme philosophe par opposition au non-philosophe.
LPP : Dès l’introduction du Normal et du Pathologique, Georges Canguilhem déclare : « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière est étrangère ». Comment comprenez-vous cette affirmation ? Faut-il la voir comme une leçon d’ouverture donnée à une discipline parfois trop conservatrice ?
XG : Cette formule très célèbre implique deux choses essentielles : d’une part, que la philosophie a besoin d’une matière, c’est-à-dire que pour s’exercer elle a besoin d’un rapport à du constitué ; d’autre part, que cette matière, la philosophie ne la fabrique pas ou ne la pose pas elle-même : elle la reçoit. En d’autres termes, la philosophie est une réflexion qui procède d’un irréfléchi, avec cette précision que, d’une part, les fabricants de cette matière irréfléchie (les scientifiques, les ingénieurs, les médecins, etc.) ne sont pas elles/eux-mêmes sans réflexion, et que, d’autre part, la réflexion philosophique est une réflexion qui n’est pas l’affaire du scientifique en tant que scientifique, de l’ingénieur en tant qu’ingénieur, du médecin en tant que médecin, etc. Cette formule veut finalement dire que le philosophe est à la fois a-topos et chez lui partout. Vous savez que Canguilhem avait élu domicile, si je peux dire, dans les sciences du vivant et dans la médecine – telles étaient ses « bonnes matières. » Il s’agit par conséquent de matières au-dessus de tout soupçon, des sciences constituées, des savoirs nobles. Quid cependant de « matières » moins prestigieuses, et carrément viles ? Le jeune Socrate avait déjà été confronté à cette question, du moins dans le Parménide de Platon : qu’il y ait une Idée du Beau, c’est-à-dire une essence immuable qui fait que les choses belles sont belles, le dialogue philosophique peut l’établir ; mais faut-il admettre qu’il y a aussi une Idée du poil, de la crasse, c’est-à-dire de ces choses sans noblesse – ignoble au sens propre du terme ? Le philosophe doit-il reconnaître que ces choses participent elles aussi des Idées et que, par conséquent, il doit s’en occuper ? Oui et la formule de Canguilhem, en un sens, le dit également : il n’y aucune raison de croire qu’il y a de plus ou moins « bonnes matières » pour le philosophe, et qu’à la rigueur il existe des matières qui, pour être étrangères, ne sont pas du tout bonnes pour lui. L’un des élèves de Canguilhem, François Dagognet, a poussé loin cette conviction : il a par exemple fait du déchet une matière philosophique. Les dieux sont dans la cuisine, écrivait-il aussi. Cette formule est donc très importante parce qu’elle souligne avec force que rien n’est par principe étranger à la philosophie. On peut penser que la seconde partie de la citation (toute bonne matière est étrangère) va plus loin que la première (toute matière étrangère est bonne), mais je ne le crois pas : toute matière étrangère est bonne signifie que la philosophie a vocation à s’occuper de tout, et c’est un point essentiel. C’est essentiel dans la mesure où demander : « mais en quoi mon activité peut-elle intéresser un philosophe ? », apparaît dans un premier temps comme un aveu de modestie, voire d’humilité (ce que je fais n’est pas assez important, assez noble pour que ce personnage remarquable qu’est le philosophe s’y intéresse) ; dans un second temps toutefois, il est aussi possible d’y entendre la volonté de construire un mur, une ligne de défense, d’y déceler une attitude protectrice consistant à dire au philosophe : circulez, il n’y a rien à voir et à questionner. Un ingénieur met au point un nouveau type de boulon destiné à être utilisé dans un nouveau type de moteur qui, à son tour, servira à fournir son énergie à un véhicule révolutionnaire susceptible de transformer en profondeur la mobilité. L’ingénieur dira : en quoi mon modeste boulon intéresse-t-il le philosophe ? Comprendre : je n’ai aucune intention de m’engager dans une réflexion où mon boulon, dans ce qu’il rend possible, apparaît porteur d’une puissance de transformation sociale qui doit être questionnée. Je vous rassure : les élèves ingénieurs à qui j’enseigne la philosophie des techniques à l’UTC ne sont pas du tout comme cela !
La formule de Canguilhem peut donc vouloir dire que le philosophe peut faire intrusion partout, mais qu’il ne saurait être considéré comme un intrus nulle part. Parler « d’ouverture », comme vous le faites, me semble encore trop faible. Il s’agit plutôt de revendiquer, pour le philosophe, à la fois un statut d’apatride (il n’est chez lui nulle part) et un droit à pénétrer et à s’installer partout. Cette conviction est évidemment décisive, notamment pour l’enseignement de la philosophie – et ceci qu’il s’agisse d’une formation Recherche ou d’une formation « Pro. »
LPP : Canguilhem parlait du caractère « étranger » de l’objet de la réflexion philosophique. Mais qu’en est-il de l’environnement où s’exerce cette réflexion ? Aujourd’hui encore, la philosophie peine à sortir du cadre universitaire. Parallèlement à cette difficulté, un certain nombre d’initiatives comme Ethires voient le jour, et de plus en plus d’acteurs tentent de promouvoir l’intégration de la philosophie aux organisations et, plus précisément, aux entreprises. Certains pourraient y voir une forme de compromission intellectuelle. Que pensez-vous de ces tentatives de « décloisement » de la discipline ? Quelle peut être la vertu de l’activité philosophique au sein du monde économique ?
XG : Il est certain qu’une formation comme Ethires a tout l’air d’un OUNI – un objet universitaire non identifié. Cela étant dit, pour les raisons que j’ai dites plus haut, je ne crois pas que ce soit en réalité le cas : il s’agit toujours de philosopher, et je répète que je ne vois pas comment cela pourrait signifier deux choses fondamentalement différentes, suivant que cette activité s’exerce dans un Master dit Recherche et dans un Master dit « Pro. » Il me semble d’ailleurs qu’Ethires a réussi à bien s’implanter dans l’UFR de philosophie de Paris 1. Au-delà de la situation d’Ethires, vous posez cependant trois questions qui méritent discussion : 1) Comment faire « sortir la philosophie du cadre universitaire » ? 2) Comment « promouvoir l’intégration de la philosophie en entreprise » ? Que peut apporter la philosophie, ou plutôt que peuvent apporter les philosophes, au « monde économique » ? La première question ne peut pas recevoir de réponse générale, il faut sans doute expérimenter et cela se fait. Il y a sans doute des initiatives plus convaincantes que d’autres, mais globalement je pense que le problème n’est pas tant de faire sortir la philosophie de l’université, que de conserver à toute pratique philosophique, où qu’elle s’exerce, une rigueur académique c’est-à-dire universitaire : la philosophie a des exigences que n’importe quelle pratique philosophique doit satisfaire, qui s’apprennent par la pratique, dans l’activité même du philosopher, et qui ne peuvent en aucun cas être perdues de vue. Je ne pense pas qu’une pédagogie qui se veut philosophique, quelle qu’elle soit et où qu’elle soit mise en œuvre, puisse faire l’économie de cette question à la fois très directe et très difficile : suis-je certain(e) que la pratique que je promeus peut à bon droit porter le nom de « philosophie » ? Et ceci, de nouveau, en l’absence de définition formelle de ce qu’est la philosophie. C’était finalement le problème de Socrate : reconnaître (et faire reconnaître) la philosophie parmi ses travestissements possibles.
Votre deuxième question, sur l’intégration de la philosophie en entreprise, a le mérite d’appeler un chat un chat : avec Ethires, il s’agissait effectivement de former des étudiant(e)s à une pratique de la philosophie susceptibles de leur permettre d’être recrutés à des niveaux de responsabilité où se décident les orientations générales, les grandes lignes de l’action (alors pas seulement dans les entreprises, mais dans tout type d’organisations) – et d’y être recrutés précisément en tant que praticiens de la philosophie. Je ne suis pas sûr que le mot « intégration » convienne, parce qu’il me semble évacuer la difficulté concernant l’atopie du philosophe. Cela étant dit, il s’agit bien de faire reconnaître la place du philosophe dans un organigramme, de lui attribuer une fonction bien identifiée, une fonction très proche de là où se prennent les décisions. Le problème n’est pas du tout de savoir si l’entreprise est un terrain avilissant pour le philosophe, ou pas : elle ne l’est clairement pas, pour les raisons qu’a dites Canguilhem. D’excellents philosophes s’intéressent à l’entreprise. En revanche, quand le philosophe cesse de s’intéresser à l’entreprise comme objet, comme « matière étrangère » justement, pour s’y intéresser comme « lieu » susceptible de l’accueillir et d’héberger son activité, c’est une autre affaire : une organisation (entreprise ou autre) c’est d’abord un lieu organisé, un lieu où chacun est identifié par sa fonction, son statut, ses compétences, ses prérogatives. Pour tout vous dire, je ne crois pas que la philosophie puisse « intégrer » l’entreprise, sauf peut-être sous la forme de comité d’éthique « maison », de directions de la déontologie – mais, de nouveau, parlons-nous bien de philosophie ? Est-ce le nom qui convient ? En revanche je ne crois pas impossible de réussir la démarche inverse : que l’organisation, par le truchement de certains de ses représentants, se laisse prendre par le non-lieu du philosophe, en dehors de l’organisation – dans une perspective, il faut le préciser, qui ne serait pas celle du développement personnel ou du coaching, mais dans celle d’un questionnement sur les valeurs et les finalités de l’organisation et de son activité. Pour dire vite, je ne crois pas beaucoup au philosophe intégré « dans », mais au philosophe à la fois en dehors et proche, « contre » au sens de tout contre. Dans cette optique, la vertu générale de l’activité philosophique en lien avec le monde économique pourrait être d’amener ses acteurs à réfléchir sur ce qu’est le sens même de l’oikonomia, c’est-à-dire de la bonne administration de notre maison commune.