“ nous devons apprendre à nous sentir responsables de ce dont nous ne sommes pas coupables”
Corine Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021
Je relaie ici une réflexion initialement publiée par Thaé au format Philo’pop.
Le 11 mars dernier, le Japon commémorait les dix ans de la catastrophe nucléaire de Fukushima. Une décennie plus tôt, le 15 mars 2011, la fusion des réacteurs de la centrale confrontait le premier ministre Naoto Kan à un insoutenable dilemme : devait-il évacuer les 50 millions d’habitants de Tokyo, soit 40% de la population japonaise ? « Une évacuation pour une période de plusieurs dizaines d’années remettrait en cause l’existence même du Japon en tant que nation [1] ». Décision fut prise de ne pas évacuer et, par chance, les vents chargés de particules radioactives ne soufflèrent pas vers la capitale. L’ancien dirigeant parle désormais de cet événement comme du « jour où le Japon a failli disparaître. » Cette déclaration fait écho à la notion de « risques existentiels » proposée par le philosophe suédois Nick Bostrom pour désigner le pouvoir d’anéantissement colossal de certaines technologies humaine[2]. Cette formule a pourtant de quoi surprendre. Pourquoi qualifier le risque d’« existentiel » et non de « vital » ? N’est-ce pas d’abord la vie, le vivant que la radioactivité ronge à petit feu ?
Depuis la naissance du courant existentialiste et des travaux de Martin Heidegger en phénoménologie, la philosophie distingue l’existence de la vie. Ce geste conceptuel, ouvertement anthropocentré, s’explique par l’idée, très répandue encore aujourd’hui, que l’humain est une créature à part au sein du vivant. Exister, comme l’étymologie du mot nous l’indique, désigne le fait de vivre hors de soi (ex-sistere). Si l’existence n’est pas sans rapport avec la vie – il faut bien d’abord vivre pour exister -, elle transcende les impératifs biologiques perçus comme enchainement à soi. Jean-Paul Sartre ne dit pas autre chose lorsque, dans sa célèbre conférence L’existentialisme est un humanisme, il affirme que « l’existence précède l’essence[3] ». Contrairement aux animaux, l’humain existe en ce qu’il a toujours à être quelque chose qu’il n’est pas encore, quelque chose qui n’est pas déterminé à l’avance. Autrement dit, l’humain est foncièrement libre. C’est d’ailleurs cette responsabilité sans objet qu’est la liberté, cet avoir-à-être-quelque-chose permanent qui cause l’une des expériences les plus discutées par la littérature existentialiste : l’angoisse. Libre et angoissé, angoissé parce que libre, voilà ce que signifie exister. On comprend alors que la notion de risque existentiel fait signe vers quelque chose d’autre que la seule mort comme cessation de la vie, à savoir l’anéantissement du devenir humain.
Mais voilà qui interroge la désirabilité même du devenir qui est le nôtre aujourd’hui. La question est d’autant plus vertigineuse qu’elle ne se limite pas au nucléaire : c’est toute la structure techno-économique telle qu’elle se déploie qui, en menaçant l’équilibre des écosystèmes, nous menace existentiellement. Dès lors, pourquoi poursuivre un devenir porteur de sa propre extinction ? L’existentialisme peine par nature à être moralement prescriptif. Si la liberté est le fin mot de la réalité humaine, son irréductible vérité, au nom de quoi condamner les nuisances dont nous faisons preuve aujourd’hui ? Répondre à cette question suppose d’inverser la logique existentialiste : ce n’est pas d’abord le poids de la liberté qu’il faut assumer, mais celui de la responsabilité. Emmanuel Levinas se livrera à un tel renversement. Être (un sujet) humain, c’est être responsable. La responsabilité précède la liberté pourrait-on dire, en clin d’œil à Sartre. Mais la responsabilité envers qui ou quoi ? Envers autrui et son irréductible vulnérabilité, nous dit Levinas.
Cette responsabilité nous oblige-t-elle également envers le reste du vivant non-humain ? Si Levinas, bien qu’embarrassé, répond par la négative, nombre de philosophes prolongent aujourd’hui son éthique en y inscrivant le soin des animaux, des végétaux et, plus largement, des milieux. C’est notamment le cas de Corine Pelluchon dont les travaux mettent en lumière notre « liaison ombilicale[4] » au vivant. L’existence humaine n’est pas transcendance par rapport au vivant, mais « transdescendance[5] ». Ex-sister, c’est comprendre que nous formons un monde commun, un monde d’interdépendances avec les autres vivants et que notre place n’est pas au-dessus d’eux, mais avec et parmi eux. Aujourd’hui, la grande vulnérabilité du monde commun interpelle notre subjectivité et notre sollicitude. Face à cette détresse, « nous devons apprendre à nous sentir responsables de ce dont nous ne sommes pas coupables[6] », affirme Corine Pelluchon. Autrement dit, le vivant assigne l’existence en responsabilité et, ce faisant, lui donne un sens. Vivre ou exister, faut-il choisir ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit plutôt d’exister vivants.
Julien De Sanctis
[1] Kan Naoto, « Le jour où le Japon a failli disparaître », Le Monde Diplomatique, août 2019.
[2] Aux côtés de l’énergie nucléaire figurent les biotechnologies et l’intelligence artificielle.
[3] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio essais, 1996 [1946].
[4] Corine Pelluchon, Éthique de la considération, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2018.
[5] Pelluchon emprunte le concept au philosophe Jean Wahl.
[6] Corine Pelluchon, Les lumières à l’âge du vivant, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2021, p.232.
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