La présente contribution est une version enrichie d’un article paru sur Trop Libre, blog de la Fondation pour l’innovation politique.

Réforme, subst. fém : Modification effectuée dans un but d’amélioration[1].

On l’aura compris, la France a aujourd’hui, plus que jamais, besoin de réformes. Comprendre : la France doit changer pour s’améliorer. Outre les grands classiques tels que les marché et code du travail, la fiscalité ou encore le système de santé, une part grandissante des Français se prononcent aujourd’hui en faveur d’une réforme du personnel politique lui-même. S’il est regrettable (et inquiétant) que ce désir vienne gonfler les rangs des électeurs du Front National et des abstentionnistes, il serait dangereux de ne pas prendre au sérieux (c’est-à-dire en acte) l’injonction populaire à faire de la politique autrement. Ainsi, une des réformes (amélioration) de première importance pourrait bien être celle du passage à un discours bassement politicien à un discours politique intellectuellement et moralement régénéré ; car si les mots sont désormais synonyme de « blabla », c’est que leur déconnexion avec la réalité et les actes est soigneusement cultivée à des fins instrumentales. Cette logique est aujourd’hui à bout de souffle.

La « préférence française pour le chômage » n’est pas celle des Français

Parmi les changements présentés comme indispensables, celui qui mettra fin à la célèbre « préférence française pour le chômage » est peut-être le plus emblématique. Ici, il est intéressant de revenir sur un point qui ne manque pas d’être évoqué sous diverses formes, parfois aussi maladroites que pauvres au plan analytique : celui de la « valeur travail ». Prétendument en voie de disparition, il serait nécessaire de la ré-inculquer aux Français devenus paresseux ou, au mieux, velléitaires. On se souvient du souhait de Nicolas Sarkozy de « réhabiliter la valeur travail », de la volonté de Jean-Pierre Raffarin de « remettre les Français au travail » ou, un peu plus récemment, de la formule aussi fausse qu’accablante d’Hervé Mariton selon qui la France serait « le pays où l’on travaille le moins dans la semaine, dans l’année et dans la vie ».

Si la question du temps de travail sert ici d’ancrage introductif, nous souhaitons nous intéresser au sous-entendu moral qui accompagne depuis longtemps les débats sur la question du travail en général. Son assimilation à une valeur n’a rien d’évident et la rhétorique politique consacrée au sujet, souvent caricaturale, dessert parfois plus ses objectifs qu’elle ne les valorise. Est-il judicieux de parler à demi-mot des Français comme d’un peuple en besoin de « rééducation morale » à cause des 35h ? Cela est-il tout d’abord vrai ? Réduire la notion de travail au seul culte de l’effort et de la quantité, aussi légitime soit-il, ne peut qu’en desservir la cause : raisonnements et analyses sont alors sans nuances et le mythe, soigneusement construit, de la paresse française s’érige en obstacle épistémologique aussi clivant qu’insidieux. Le chômeur devient un parasite[2] et l’on en vient à défendre une sorte de « solidarité inversée » où l’une des fonctions sociales du travail n’est plus d’assurer, pour ce même chômeur, une transition sereine vers le retour à l’emploi, mais plutôt de travailler uniquement par égard pour ceux qui travaillent déjà. Pour ces raisons, nous soutiendrons que l’argumentaire en faveur de la « valeur travail » gagnerait, bien souvent, à être plus subtil et mieux maîtrisé afin d’éviter un certains nombres d’écueils, dont celui des postures idéologiques.

Le travail comme valeur : éviter les postures idéologiques

Les discours orientés vers l’idée de réhabilitation du travail, participent bien souvent d’une essentialisation de ce dernier. Le travail serait en lui-même, par la force de sa nature, une activité valorisante au sens moral du terme et, en travaillant, l’homme ne ferait qu’accomplir ce pour quoi il est fait et destiné. En somme, le travail serait un bien en soi, constitutif de notre essence humaine. Cette idée, brièvement rappelée, ne tient pas compte d’un apport déterminant des sciences humaines, à savoir que le travail est une notion historiquement construite au sein de laquelle diverses significations se superposent sans se substituer les unes aux autres[3]. Derrière la notion unifiée de travail, se cache, selon Dominique Méda, trois significations différentes correspondant à trois grands moments de l’histoire : 1) la définition du travail comme « facteur de production » au XVIIIe siècle (« activité fatigante de participation à la production ») ; 2) son assimilation à l’essence de l’Homme au XIXe (activité devant « permettre aux individus de s’exprimer ») ; et, enfin 3) son statut de condition de « la distribution des revenus, des droits et des protections »[4].

Cette idée d’une addition au fil des siècles des sens accordés au travail invalide la thèse d’un « en soi » de ce dernier pour en faire une construction historique socialement déterminée. S’il a longtemps été synonyme de labeur, il est aujourd’hui un concept hybride où se mêlent fondements instrumentaux et économiques (le travail est un moyen en vue d’une fin, tous deux définis et rémunérés par d’autres), et aspirations individuelles (le travail doit permettre de se réaliser, de s’épanouir et a donc une part de « pour soi »). Pour cette raison, toute tentative d’essentialisation du travail peut vite donner naissance à des postures idéologiques.

Dans un commentaire des écrits du philosophe tchèque Jan Patočka, Marc Crépon, directeur du département de philosophie de l’ENS, caractérise l’idéologie par sa prétention à « rendre compte de tous les phénomènes ». En procédant à une objectivation de l’existence humaine dans ses moindres détails, elle s’en empare pour la soumettre à « un but social déterminé ». Toute idéologie s’emploie donc à « saturer le sens » des choses, c’est-à-dire à en rendre compte totalement, par des interprétations simplistes. Ce faisant, elle révèle sa faiblesse constitutive en ce que la réalité lui résiste. « À force de tout soumettre à sa loi, l’idéologie produit l’effet inverse de celui qu’elle recherchait. Plus rien n’a de sens, plus personne n’est en mesure de se reconnaître en elle, ni de lui accorder un crédit quelconque » ; d’où son caractère proprement nihiliste : son action « débouche nécessairement sur une crise qui est la crise de tout sens et de toute vérité »[5].

Un obstacle de taille : l’éthique protestante

La force de l’idéologie de la valeur travail est d’autant plus importante qu’elle n’est pas culturellement infondée. La question de l’activisme et de sa quantité est au cœur de la célèbre éthique protestante avec laquelle notre système économique entretient, encore aujourd’hui, des liens sécularisés. Sous sa forme religieuse originelle, cette éthique rejette toute forme d’oisiveté, considérée comme un péché mortel. Bien que la doctrine calviniste de la Prédestination affirme que Dieu a choisi de toute éternité ses « élus » (les graciés ayant droit à la vie éternelle) et qu’aucun acte ici-bas ne puisse changer la donne, le protestant capitaliste croit qu’une vie professionnelle couronnée de succès économiques peut être révélatrice de l’élection divine. L’angoisse religieuse est ici aux fondements de la moralisation du travail et, plus particulièrement, du travail acharné. Hartmut Rosa, philosophe et sociologue inscrit dans le sillage de la théorie critique, soutient que la sécularisation de l’éthique protestante n’a pas affecté le sens fondamental de cette association : elle ne fait que transposer la promesse/peur extra-sociale du salut éternel/damnation à une peur immanente à la société représentée par la compétition[6]. Si la religion s’efface, les attentes et jugements moraux, eux, persistent et se renforcent avec la naissance de l’État providence : puisque le travail finance la protection, l’aide et la justice sociale, il est d’autant plus urgent moralement de trouver un emploi quelconque lorsqu’on est au chômage. Quoi qu’il en soit, il paraît hasardeux de se prévaloir de ces arguments pour parler du travail « en soi » et de sa valeur nécessaire car l’éthique protestante, au même titre que la sécurité sociale, sont des constructions historiques contingentes et relatives (est-il besoin de rappeler que le style de vie de la noblesse sous l’ancien régime était caractérisé par l’oisiveté ? Les activités productrices étaient alors considérées comme avilissantes). Si l’on peut légitimement considérer qu’il est immoral de « profiter du système » en ne travaillant pas, on ne peut rattacher cette considération à une quelconque essence morale du travail.

Le travail et son temps

La valorisation du travail se traduit, bien souvent, par une valorisation du temps passé à travailler. Mais là encore, l’argument consistant à dire que plus l’on s’acharne à la tâche plus on est vertueux est un raccourci au mieux idiot, au pire calculateur. Il n’existe aucun lien nécessaire entre quantité de travail et vertu, pas plus, d’ailleurs, qu’il n’en existe entre quantité et qualité du travail. D’abord parce que tout travail ne se vaut pas (la possibilité de prétendre le contraire n’est qu’une imposture intellectuelle liée au regroupement de chaque parcelle de réalité sous l’angle de la marchandise et de la richesse) : un médecin qui fait des « heures sup’ » au Sahel pour sauver des vie, n’a pas tout à fait le même genre de « production » que le trader zélé de la City (il n’y a que l’économie capitaliste pour réussir à les égaliser sous la forme d’une équation) ; mais aussi parce que dans notre système économique, le temps de travail est avant tout une ressource que l’on « achète » aux salariés par nécessité. Si le temps de travail humain devenait un frein à la création de richesse (par exemple, dans une société automatisée à l’extrême), parlerait-on encore de valeur travail comme on en parle aujourd’hui ? La quantité de travail serait-elle encore une jauge de notre moralité ? Il est permis d’en douter. La moralisation du temps de travail est donc un instrument relativement efficace pour masquer la question beaucoup plus prosaïque des besoins du système économique : est vertueux ce qui correspond à ses intérêts.

L’apport du pragmatisme

Parler du travail « en soi », l’ériger en valeur sociale suprême et en faire le propre de l’homme dans le but de le mettre au travail ou de le faire « travailler plus » relève donc de l’idéologie et d’un calcul politique[7] contaminé par l’économie. Plus qu’un décret sur son être, le travail a besoin d’une analyse profonde des conditions nécessaires à sa transformation et à sa stabilisation en valeur. La philosophie pragmatiste et son principal représentant, John Dewey, sont ici d’un grand secours. Dans La formation des valeurs, il affirme que celles-ci sont « ce à quoi nous tenons » mais aussi « ce par quoi nous tenons ». Ce sont des « notions émotionnellement chargées de ce qui est désirable » (à ce titre, elles permettent d’évaluer nos désirs pour déterminer ceux dont nous jugeons la satisfaction légitime). Elles ne descendent « ni d’un ciel a priori ni d’un mont Sinaï de la Morale »[8] mais sont le résultat d’un effort intellectuel, même minime, d’une « enquête » dirait Dewey, permettant de ne pas sombrer dans l’arbitraire. Cette enquête permet de confronter la supposée valeur au réel et d’observer les effets produits par le comportement qui en découle. En ce sens, les valeurs s’inscrivent dans un aller-retour permanent entre la théorie et la pratique : elles orientent l’action autant qu’elles sont orientées par elle. Pour que le travail devienne une valeur, il est donc nécessaire qu’il soit jugé désirable du point de vue de ses effets concrets : c’est un devenir qui s’entretient.

La valeur comme « supplément de sens » donné par l’histoire

Ce dernier point implique une précision. La première condition de transformation du travail en valeur est celle de l’arrachement à sa justification première qu’est la nécessité physique d’assurer notre subsistance. Les partisans du travail « en soi » avancent souvent l’argument de son caractère immémorial pour en justifier la nécessité ontologique et, avec elle, le devoir moral qu’à l’homme d’être travailleur. Il s’agit, encore une fois, d’un raccourci menant à nombreuses confusions. Ce travail dont il est question n’est autre que celui nécessaire à la survie de l’espèce. Il s’inscrit dans le cadre naturel du besoin de renouvellement physiologique et n’a rien de moral. Personne n’irait qualifier la nidification du merle noir d’acte moral. Elle permet pourtant à l’espèce de ne pas s’éteindre. Travailler pour subsister n’est donc pas valorisant mais juste fatigant. Comme le précise Marc Crépon, le « travail, en lui-même, n’est pas une valeur. Il ne l’est (s’il doit l’être) qu’à partir de l’excès ou du supplément de sens que lui donne l’histoire ».

Bien qu’aujourd’hui, au sein des sociétés occidentales, le travail se soit « libéré » de la précarité naturelle de l’existence humaine, la logique de subsistance existe toujours mais sous la forme de précarité sociale. La réflexion précédente est donc toujours valable : travailler pour survivre n’est pas vecteur de moralité. Un argument adverse consisterait à placer le débat à échelle collective : une personne exerçant une activité de pure subsistance ou, au mieux, une activité qu’elle ne juge pas désirable, participe à l’ « intérêt général » et, à sa mesure, à la vivacité de l’économie ; elle devrait ainsi concevoir cette contribution sous l’angle moral de la valeur. Ce serait oublier que le travail n’est plus uniquement synonyme de facteur de production mais qu’il comporte une importante dimension de « pour soi » nécessaire à l’épanouissement. Nier cette réalité reviendrait à remettre en cause les acquis de l’individualisme, souvent exalté par ceux-là mêmes qui défendent la valeur travail. Dans un système où le travail est fortement individualisé (cf. nouvelles méthodes de management centrées sur l’épanouissement du salarié, sa créativité, son développement personnel ou encore sur la gestion des compétences et les évaluations individuelles), il est normal que le « pour soi » y occupe une place aussi déterminante que l’« économique » au sens large. C’est d’ailleurs cette tension qui semble caractériser le rapport paradoxal des Français au travail.

Les Français et le travail : un paradoxe riche d’enseignements

Ce paradoxe, loin de traduire une quelconque nature paresseuse, est plutôt le signe de l’importance que les Français lui accordent. La part « alimentaire » du travail n’est pas prise pour autre chose que ce qu’elle est : une nécessité permettant d’assurer sa subsistance et, pour les classes moyennes et supérieure, une consommation « superflue » eu égard aux besoins strictement physiologiques. Le rapport des Français au travail participe d’une séparation implicite des couches de signification du travail au profit du travail pour soi.

Comme l’explique la sociologue et directrice de recherche au CNRS, Danièle Linhart, dans une interview pour Le Figaro : le rapport « quasi amoureux » des Français au travail en justifie le « dénigrement systématique ». « Pour les Français, le travail est un lieu de réalisation de soi, où ils mettent leur honneur en permanence… Alors que dans d’autres pays, le rapport au travail est beaucoup plus contractuel, voire alimentaire. On a un job uniquement parce qu’on doit remplir le frigo et payer le loyer ». La désirabilité du travail semble donc adossée à l’épanouissement, la réalisation de soi. Les Français n’ont pas perdu la « valeur » du travail, au contraire. Ce qu’ils cherchent, ce sont des raisons de le maintenir dans le statut de valeur qu’il a progressivement acquis.

Sans faire l’apologie d’un idéalisme benêt consistant à rêver d’un égalitarisme absolu dans l’épanouissement au travail, il semblerait que la rhétorique politique puisse faire l’économie de leçons de morale mal maîtrisées, aux relents idéologiques. Prenant acte du rapport réel des Français au travail, il serait certainement beaucoup plus judicieux de parler de maintien du travail dans le rang des valeurs françaises. Si l’on en croit un sondage Ifop de février dernier, l’un des premiers chantiers sur ce point pourrait être celui de la reconnaissance.

Julien De Sanctis

Cet article a été initialement publié sur iPhilo.

[1] Trésor de la langue française, Réforme

[2] Selon un sondage Ifop de février 2014, 58% des Français pensent que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment ».

[3] Méda Dominique, « Est-il possible de libérer le travail ? », Le Philosophoire, 2010/2 n° 34, p. 55-69

[4] ibid.

[5] Crépon Marc, « La « valeur» du travail et la « force» des idéologies » Une lecture des Essais hérétiques,
Esprit, 2009/2 Février, p. 177-190.

[6] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010, Ch.8, p.199

[7] Comme l’écrit encore Marc Crépon : « il n’est pas d’idéologie qui n’ait exhibé (et n’exhibe encore), comme un de ses fondements, un portrait de l’homme en «travailleur». Il n’est pas d’idéologie qui n’ait réduit (et ne réduise encore) l’homme à la quan- tité de travail qui est attendue ou exigée de lui. Il n’est pas d’idéologie qui n’ait glorifié, exalté (et n’exalte encore) la figure héroïque de ce travailleur inconditionnel (le stakhanoviste qui triple la production et ne réclame rien, celui qui « se lève tôt » et qui ne ménage pas sa peine). »

[8] J. Dewey, La formation des valeurs, La Découverte, p.36