Pour de nouveaux usages du temps mécanique
L’urgence caractéristique de nos sociétés modernes rend urgente la réflexion sur notre rapport au temps. C’est là le constat de départ de la présente réflexion. L’objectif de ce journal de bord est d’analyser le concept de temps-horloge qui, en tant qu’instrument de mesure d’une temporalité socialement et mécaniquement construite, est parvenue à s’imposer comme « dimension normalisatrice » -ou « standardisante », pour prendre une image technocapitaliste, aujourd’hui plus parlante- de nos existences. Niant les temporalités propres aux choses pour y calquer son modèle absolu, le temps-horloge prend la forme d’une abstraction totalitaire et consacre la toute-puissance d’une mécanique de l’infléchissement du monde, là où, selon nous, il faudrait favoriser son accompagnement. Cet infléchissement culmine dans le projet trans-humaniste où l’homme, obsédé par la maximisation de ce temps abstrait dont chaque tic-tac le rapproche inéluctablement du trépas, va jusqu’à délégitimer l’indétermination foncière de la vie et son évanouissement dans la mort en tant que phénomènes naturels. Envisagé dans sa globalité causale actuelle, le temps-horloge apparaît donc comme l’une des principales barrières au « faire-monde » dont nous avons tant besoin. Forts de ces constats, nous souhaitons montrer que d’autres usages du temps mécanique sont possibles et ouvrir le débat quant aux formes que ceux-ci peuvent prendre.
Naissance et diffusion de l’horloge
Le temps de l’horloge est, et doit être conçu comme une technique humaine d’habitation du temps. Tout comme l’espace, l’homme y aménage son insertion selon des modalités particulières que Pier Luca Marzo appelle chrono-architectures. Il est important, pour la suite de cette analyse, de s’attarder un instant sur la genèse et la diffusion massive de la chrono-architecture horlogère.
A. Une première naissance chinoise
La première horloge mécanique fut inventée en Chine au XIe siècle par un certain Su Song. Jalousement gardé par l’Empereur, seul et unique maître du calendrier, l’artefact ne sera ni entretenu ni dupliqué. Lors de la prise de pouvoir par les Ming en 1369, l’horloge, arrêtée depuis longtemps, sera détruite, si bien qu’en 1600, lorsque le Jésuite Matteo Ricci vint présenter des modèles d’horloges européennes à la cour de Chine, tout le monde avait oublié qu’il s’agissait d’une invention chinoise.
B. Une renaissance européenne
Après un « faux départ » chinois, c’est dans la Forêt-Noire allemande que l’horloge trouvera les bases prototypiques de son futur triomphe. Le premier modèle, conçu par le bénédictin Guillaume de Hirsau, n’avait ni cadran ni aiguille. Le religieux utilisait son cliquetis pour encadrer les activités d’âme et de corps au sein du monastère.
Ce n’est qu’au XIVe siècle qu’apparaissent les cadrans et les aiguilles pour faire de l’horloge ce qu’elle est aujourd’hui. Sa diffusion à échelle mondiale commence grâce au nomadisme des marchands qui y trouvent « la mesure exacte pour synchroniser la circulation du temps avec celle de l’argent »[1]. « Née pour coordonner l’ora et labora l’horloge a, depuis ses origines, servi à la synchronisation des activités humaines[2] ». Cette synchronisation « a eu l’effet destructeur d’une bombe mondiale du temps, qui a fait exploser les autres architectures du temps »[3]. Il est intéressant de constater que l’un des fondements de la mondialisation dont on parle tant aujourd’hui, et de la domination culturelle de l’occident fut l’adoption de sa chrono-architecture à échelle globale.
Le temps de l’horloge est-il neutre ?
Ces considérations socio-historiques préliminaires nous permettent déjà de constater que l’horloge et le temps qu’elle offre ont nettement débordé l’intention initiale de leur invention. C’est là le propre de la technique ; ce qui n’est pas sans conséquence quant à l’analyse du temps mécanique et de l’usage que nous en faisons. L’intuition immédiate aura tendance à définir le temps comme un instrument de mesure soumis à la seule volonté humaine. Cette conception conduit naturellement à l’idée, aujourd’hui largement réfutée, que la technique est ce que nous en faisons. Une analyse attentive de l’horloge, comme de n’importe quel autre objet technique, permet de se démarquer d’une telle idée, sans pour autant nier aux usages leur place au sein de l’équation.
A. Petite ontologie de la technique
Pour bien poser et comprendre le problème dont il est question, il est ici nécessaire d’abandonner la définition de la technique basée sur la seule ustensilité.
Dans un article intitulé « Morale et technique : la fin des moyens »[4], Bruno Latour entend restituer sa « dignité ontologique » à la technique et introduit l’idée, passionnante, de « pli ». Selon lui, le régime propre à la technique est celui où viennent se ramasser en un « objet » : temps, espaces et actants. Prenant l’exemple du marteau, Latour explique qu’il est un agrégat de temporalités (temporalité terrestre à cause du minerai qui a servi à le fondre, temporalité du chêne à l’origine du manche et, par exemple, temporalité d’usage depuis sa sorti d’usine), d’espaces (forêt, mines, usines et ateliers sont reliés par le médiateur qu’est le marteau) et d’acteurs en ce sens que par « la misère même où je me trouve quand je suis privé de marteau […] je réalise la mesure des êtres dont ce marteau prend la place »[5]. L’outil est une synthèse de substituts (ici, caillou, main, bâton, etc.) dont il multiplie les potentialités en offrant « à mon poing une force, une direction, une tenue que le bras maladroit ne se savait pas posséder »[6]. En ce sens, l’objet technique déborde toujours, le récipient, particulièrement étroit, de la fonctionnalité, démultiplie les possibles et transporte celui qui le tient dans le troisième et dernier plissage de l’altérité et des potentiels : avec un marteau en main, je suis « autre ». Voilà pourquoi celui « qui croit que les outils sont de simples ustensiles n’a jamais tenu un marteau en main, et n’a jamais laissé courir jusqu’à sa conscience le flux de possibles qu’il se sent soudainement capables de trier »[7]. Le régime technique est donc ce qui permet de faire la pleine expérience de l’altérité.
En sa qualité d’objet technique, l’horloge peut-être analysée sous l’angle de ces trois plis, dont seul le dernier retiendra notre attention. Grâce à l’horloge, le marchand s’intéresse à la circulation de l’argent, le financier fixe des taux d’intérêts, le physicien calcule et pénètre l’intimité de la vitesse, la mère ou le père de famille sait quand aller récupérer son enfant à l’école. Le temps mécanique permet la synchronisation et démultiplie les possibles de cette synchronisation. Ni Su Song, ni Guillaume de Hirsau, n’avait pensé que l’horloge, couplée à l’automatisation, donnerait naissance à l’organisation scientifique du travail. Quand l’homme s’est « offert » le temps, il a ouvert des possibles qui, aujourd’hui encore, prolifèrent au sein même de son unité technique. L’un de ces possibles, nous allons le voir, est l’anéantissement du temps dit concret.
B. Artificialisation du temps et dérive chrono-totalitaire
« Les chasseurs vivaient en dehors du temps abstrait et mesurable. Leur temps était concret, en ce qu’il se modelait sur leur activité. »
E. Jünger, Le traité du sablier
L’horloge est un objet technique « pur ». Contrairement à la lampe, avec qui elle partage l’artificialité de sa cause, une horloge ne produit pas d ‘effet « naturel » au sens d’observable dans la nature. Elle se démarque également de ses ancêtres clepsydres, cadrans solaire et horloges à eau en ce que le temps qu’elle indique s’affranchi du « mouvement du monde ». L’horloge n’accompagne plus le monde mais s’en extrait pour devenir autonome : d’un temps qualitatif construit avec la nature, elle instaure une logique de domination où celui-ci s’épanouit sur la nature. Ainsi, en amont, comme en aval, l’horloge est technique.
En ce sens, montres, beffrois et autres chronomètres jouent un rôle de premier ordre dans l’artificialisation du monde, et particulièrement du temps lui-même. Le temps concret, vécu et sensible (que l’on peut rattacher à la durée bergsonienne), est happé par l’abstraction du temps mécanique qui, en sa qualité d’unité de mesure universelle, contamine le qualitatif par le quantitatif. De Condorcet aux scientifiques de la convergence NBIC, les réflexions sur le progrès ont entretenu l’un des possibles du temps mécanique comme instrument de maîtrise. Cette illusion quant à l’essence du progrès, nécessaire au scientisme, participe du renforcement de l’abstraction de l’horloge et, selon Jacques Luzi, « renverse le rapport entre le temps et les activités humaines : au lieu que ces activités déterminent une multitude de temps concrets, c’est au contraire un temps abstrait unique qui, à présent, commande aux diverses activités humaines. Ce processus d’abstraction est donc conjointement […] un processus historique (temporel) d’aliénation »[8].
Cette idée, rendue difficilement acceptable par les phénomènes –trop humains- de dissonances cognitives, est particulièrement intéressante. « Abstraire consiste à séparer une chose du contexte de sa création (humaine) et à livrer ce contexte à l’oubli. Et l’homme aliéné est l’homme se soumettant à ce qu’il a lui-même créé, dès lors que, par l’abstraction, sa création lui devient étrangère et le domine. En conséquence, il ne peut y avoir désaliénation sans retour sur les conditions sociohistoriques ayant motivé l’enclenchement du processus d’abstraction »[9]. Voilà qui vient dissiper l’illusion scientiste d’une maîtrise du temps et, a fortiori, d’une maîtrise de la technique en général. Ce processus d’aliénation trouve sa formule paroxystique dans le phénomène d’accélération globale qu’Hartmut Rosa décrit admirablement dans Accélération, et dans la dérive proprement totalitaire qu’elle engendre. Le temps abstrait, négateur des temporalités concrètes, fini par nier l’idée de temps elle-même dans un phénomène que nous appellerons « nanochronie ». Nous cherchons à réduire au maximum les temporalités de nos actions pour en augmenter le nombre par unité de temps. Le possible actualisé du temps mécanique prend alors le tournant téléologique de l’abolition du temps lui-même par le biais de l’accélération. Jacques Luzi remarque, à la suite de Rosa, que ce système d’accélération devenu autonome, revêt une « forme anonyme de totalitarisme, au sens où « a) il exerce une pression sur les volontés et les actions des sujets ; b) on ne peut lui échapper, c’est-à-dire qu’il affecte tous les sujets ; c) il est omniprésent, c’est-à-dire que son influence […] s’étend à tous les aspects de la vie sociale ; et d) il est difficile ou presque impossible de le critiquer et de le combattre ». Des incompatibilités particulièrement évidentes finissent pourtant par fissurer l’édifice totalitaire du temps accéléré. La synchronisation tant recherchée cède alors le pas à son contraire, la désynchronisation, dans élan de surcharge temporelle. Ces effets néfastes sont très variés et vont de la dépression à l’épuisement des ressources naturelles, en passant par le décrochage des réflexions éthique, politique ou même juridique face à la frénésie des innovations scientifiques et technico-industrielles.
Dans ce contexte, il serait négateur de conclure à la neutralité de l’horloge. Celle-ci renferme en elle-même « un assemblage imprévues d’entités qui peuvent passer, sans coup férir, de zéro à l’infini »[10]. Si l’horloge se retrouve indéniablement hybridée par nos usages, elle les comprend en elle-même, dans l’intimité de son être, en tant que possibles.
Vers de nouveaux usages de l’horloge et du temps
S’il apparaît nécessaire d’abandonner l’idée de maîtrise avec la technique – qu’il s’agisse de la technique elle-même ou de ses effets- faut-il pour autant disqualifier la réflexion quant à ses usages ? Répondre positivement à cette question reviendrait à sombrer dans un quiétisme axiologique dommageable. Prenons l’exemple de l’économie circulaire. Celle-ci se base sur le même appareil technique que l’économie linéaire actuellement pratiquée. Elle est, cependant, une alternative d’usage de nos techniques qui se propose de rectifier les travers les plus saillants de nos pratiques courantes. L’intuition justifiant la présente réflexion est qu’il est possible de substituer au schéma d’usage du temps basé sur l’abstraction/infléchissement, un schéma d’abstraction/accompagnement.
La contribution reste ouverte aux réflexions sur ce point qui constitue, il faut l’avouer, une entreprise particulièrement ambitieuse. Trois pistes se présentent pour le moment. La première se trouve du côté des mouvements dits du slow. Il y a fort à parier que la redécouverte de la lenteur s’accompagnerait de celle des temporalités propres aux choses. La seconde est dans une refonte de nos conceptions de la connaissance des choses, ou plutôt, des buts de cette connaissance. Souhaitons-nous connaître la chose pour mieux la nier ou pour la respecter dans sa dignité ontologique ? Dans ce dernier cas, le temps mécanique de l’horloge garderait son statut d’instrument de mesure mais orienté vers l’acceptation de la chose en tant qu’autre. Ceci ouvre la voix à notre troisième piste qu’est la redécouverte des philosophies antiques stoïcienne et épicurienne, très propices à la reconnaissance du temps comme propriétés des choses.
Voilà pourquoi nous conclurons, avec Lucrèce, qu’il en est :
« Ainsi du temps : il n’a pas d’existence propre.
C’est à partir des choses que naît le sentiment
de ce qui est achevé pour toujours,
réellement présent ou encore à venir.
Personne, il faut l’admettre, n’a le sentiment du temps en soi,
abstrait du mouvement ou du paisible repos des choses.[11] »
Lucrèce (99-55), De rerum natura, chant I, 418-482
[1] Marzo Pier Luca, « La neutralisation technique du temps », Sociétés, 2012/1 n°115, p.23-24
[2] ibid, p.23
[3] ibid, p.25
[4] Latour Bruno, « Morale et technique : la fin des moyens », CSI, écoles des Mines, Réseaux, n°100
[5] ibid, p.4
[6] ibid, p.4
[7] ibid, p.4
[8] Luzi Jacques, « Le temps et la mort à l’âge du capitalisme technoscientifique », Ecologie & politique, 2013/1 N° 46, p.128
[9] ibid, p.128
[1à] Latour Bruno, « Morale et technique : la fin des moyens », CSI, écoles des Mines, Réseaux, n°100, p.11
[11] Lucrèce (99-55), De rerum natura, chant I, 418-482, tr. José Kany-Turpin , © GF Flammarion Paris, 1998, p. 75 à 79