Cette courte méditation pose les prémisses d’une réflexion personnelle sur les concepts de réel et de virtuel. J’y soulève des questions pour l’heure sans réponse, dans une perspective phénomeno-écologique, c’est-à-dire interrogeant la façon dont nos sens nous lient au foyer terrestre. Il est important de préciser que l’expérience qui justifie ces quelques lignes est une expérience de citadin. Le lecteur habitué des grands espaces naturels et du contact répété avec les Éléments, ne partagera probablement pas le sentiment de déconnexion envers la nature dont il est ici question. Le lien à la Terre est-il inscrit en nous ? Peut-il disparaître ou, au contraire, est-il indissociable de notre humanité ? Tout commence avec un courant d’air…
Ce matin, alors que j’empruntai le maigre escalator du métro Riquet, un courant d’air vint saluer ma libération des entrailles ferrées de la Capitale. Engourdi, comme chaque jour, par quarante minutes de trajet troglodyte et autant de lecture, je fus soudainement rappelé au monde par la fraicheur taquine et inattendue du souffle matinal. Je l’accueillis en fermant les yeux, confiant, comme pour lui signifier qu’il était le bienvenu. Je n’ai pas greloté ni pesté contre son irruption. Je n’ai pas cherché à me réchauffer. Je n’ai pas pensé que j’allais tomber malade à cause de lui. J’ai simplement accepté son effet, comme un rappel de ma terrestralité.
Cette rencontre fugace que l’on expérimente habituellement sur le mode de la fuite ou de la protection, m’a aujourd’hui fait réfléchir. Dans quel monde vivons-nous au quotidien ? Comment habitons-nous notre milieu, nous, parisiens, lyonnais, romains, tokyoïtes ou new-yorkais ? Outre les différences culturelles propres à chaque grande ville, ne sommes-nous pas toutes et tous reliés par un invariant dans notre rapport au réel ? Je pense ici au phénomène technique et plus particulièrement au numérique. Soucieux de nous affranchir de ce qui fait que le monde est monde (ses lois, ses temporalités etc.), ne sommes-nous pas parvenus à déréaliser ce dernier au point de lui préférer son concurrent virtuel ? Nos corps eux-mêmes, bien qu’en prise permanente avec la terrestralité, semblent oublieux du monde qui les nourrit. Ce simple courant d’air fut donc porteur d’un souffle épiphanique : nous vivons à côté du monde plus qu’avec le Monde.
Mais quelle est terrestralité dont il est question ? Elle peut se définir comme le sentiment charnel d’émerveillement et d’appartenance qu’inscrit en nous le monde terrestre. C’est un concept de phénoménologie et d’esthétique écologiques : il lève le voile sur les liens que nos corps et notre perception entretiennent avec le monde terrestre dans lequel ils sont immergés. La terrestralité se manifeste quotidiennement à nous, même en ville, jusque dans la « banalité » du tissu naturel. Le courant d’air de ce matin n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. J’aurais pu citer l’observation d’un corbeau sur le bitume ou dans un arbre de l’avenue de Flandres, ou encore celle d’une colonie de fourmis aux abords d’un square quelconque. Bien entendu, la terrestralité est aussi présente dans les moments sublimes offerts par la nature comme lorsque l’on contemple un ciel nocturne généreusement étoilé, une montagne inondée de ciel bleu ou face à une aurore boréale ; mais, comme je viens de le suggérer, le sublime n’est pas le seul mode d’existence de la terrestralité ! Celle-ci s’exprime également à travers des occurrences réputées déplaisantes telle qu’une sévère et morne pluie battante[1]. Enfin, ne déduisons pas de ces exemples que la terrestralité émanerait uniquement d’une nature vierge et pure, sauvegardée de toute manipulation humaine. Cette nature, que l’on peut qualifier de sauvage, est bien moins présente qu’on le pense, tant nos environnements sont marqués, sans qu’on s’en rende compte, par l’action anthropique. Ainsi, la terrestralité peut parfaitement émerger de contextes hybrides où l’empreinte humaine transforme l’expérience naturelle[2]. Je pense, par exemple, à cette sensation de sécurité qui s’empare de nous lorsque nous vivons un orage, chaudement blottis sous une couette, ou à la beauté chagrine qu’évoquent les toits d’ardoise sous le ciel gris breton[3].
Dans tous les cas que je viens de présenter, l’appartenance à la Terre se manifeste par le biais des sens, toujours premiers sur le front de l’existence, témoins de notre inscription dans le monde. L’oubli de la terrestralité n’est pas une fatalité car, à moins d’opter pour l’aberrante proposition transhumaniste dite de l’ « émulation du cerveau entier » (ou mind uploading) consistant à transférer nos esprits sur des supports non biologiques comme les disques durs, elle reste inscrite en nos corps, comme une bête en cage droguée aux tranquilisants.
La terrestralité n’est pas un concept vengeur appelant à la cessation de toute transformation du milieu naturel par l’action technique humaine, au contraire ! Elle va dans le sens d’une cohabitation physanthropique, c’est-à-dire entre la nature et l’humain. Cohabiter, c’est habiter ensemble, mais pas au sens strictement quantitatif des mauvaises colocations où l’un des résidents laissent trainer sa vaisselle sale pendant des jours dans la cuisine et pique, sans prévenir, des yaourts sur l’étagère des autres dans le frigo ! Cohabiter, ici, est un engagement partenarial profond, un contrat de bienveillance réciproque entre l’humain et son milieu. Heidegger est l’un des philosophes qui a exprimé avec le plus de force conceptuelle la rupture de ce partenariat physanthropique (bien qu’il ne l’exprime pas en ces termes). Selon lui, la technique moderne a pour effet d’engendrer un rapport au monde qu’il nomme Arraisonnement, caractérisé par la déliaison totale entre la nature et nous. Notre activité technicienne postindustrielle prospère sur une conception du réel niant le monde en tant que monde (« monde » vient du latin mundus qui signifie « ce qui est arrangé, net, pur » et qui, comme le cosmos grec, témoigne d’une logique intrinsèque, d’un ensemble de lois organisées vers l’harmonie du tout). La nature, réalité écosystémique hypercomplexe dotée de ses propres lois, deviens alors un environnement abstrait, un ensemble quantitatif d’éléments susceptible d’être mis au service des fins humaines. Tout peut alors y être prélevé, manipulé, modifié, stocké puisque, de toutes façons, le monde n’est qu’un « fonds disponible » à tout instant, pour reprendre l’expression d’Heidegger, prêt à l’emploi et orienté vers la satisfaction de nos moindres désirs. Autrement dit, l’Arraisonnement nous pousse à percevoir et interpréter le monde sous le seul angle de la ressource mobilisable à tout instant. Bien qu’elle ne permette pas de rendre compte de l’impressionnante diversité des phénomènes techniques, l’analyse heideggérienne se révèle très précieuse pour repenser notre lien au monde à travers les artefacts. Comme l’explique très bien Peter-Paul Verbeek dans What things do, ces derniers sont de puissants médiateurs herméneutiques du monde, c’est-à-dire qu’ils participent à l’interprétation que nous avons du monde. Sortir de l’Arraisonnement suppose un changement drastique de rapport au monde. La première étape de cet amendement est franchie depuis longtemps : il s’agit de la prise de conscience. La seconde est celle de la concrétisation des concepts issus de cette prise de conscience dans la matière des artefacts : il faut concevoir nos technologies en accord avec nos nouvelles connaissances et visions du monde. L’exemple des énergies renouvelables est ici particulièrement pertinent en ce qu’il illustre avec transparence l’idée de partenariat physanthropique : ces technologies s’inscrivent dans le mouvement du monde sans jamais le contraindre. Outre les barrières économiques souvent érigées par l’addition d’intérêts bien compris, l’obstacle à la généralisation d’un tel mode de pensée pourrait être celui de la sacralisation de la fameuse « rationalité » moderne pour qui il serait criminel intellectuellement, car relevant d’une pensée magique « primitive », de voir autre chose dans la nature qu’un simple amoncellement d’objets désubstantialisés. L’existence humaine s’épanouie à partir de trois principaux substrats lui permettant d’être et de demeurer : la Terre, le Corps et la Technique. Pendant des siècles, les deux premiers ont été relativement épargnés par les actions du troisième, mais celui-ci n’est désormais plus si tranquille. Quand certaines voix prônent la disparition pure et simple du substrat corporel au profit d’une version numérisée de nous-mêmes, d’autres en appellent à la géo-ingénierie pour contrer les effets néfastes du changement climatique (quittes à saccager ce qui ne l’est pas encore ici-bas) ou à l’exode sur des (exo)planètes terraformées. De beaux et pénétrants exemples de « rationalité » ! Je soutiens que cette arrogance ne fait pas réellement honneur à la rationalité et que, face aux risques existentiels que notre attitude fait courir à notre espèce, mais aussi aux autres, il est plus que jamais rationnel de resubstantialiser le monde, voire de le réenchanter. Cela passe notamment par une redécouverte et une ré-idéation du concept de limite.
Quel lien avec les concepts de réel et de virtuel, pourrait-on demander ? C’est la question du numérique qui me pousse à invoquer ce couple de notions. Bien qu’ils mériteraient à eux seuls un article (voire beaucoup plus) d’explicitation conceptuelle, je les prendrai ici dans leur sens courant (et insuffisant). Le réel est le monde spatial et physique dans lequel s’inscrivent nos corps. Le virtuel est cette sorte de brèche numérique ouverte techniquement sur un « au-delà » du physique où nous pouvons à peu près tout simuler informatiquement. Les questions qui m’occupent l’esprit depuis ce matin sont les suivantes : le virtuel est-il foncièrement opposé à la terrestralité ? La société urbaine et numérique actuelle ne nous conduit-elle pas à considérer qu’un mail a autant voire plus de réalité que le souffle du vent dans notre cou[4] ? Doit-on se résoudre à être de plus en plus coupés du monde à mesure que le numérique progresse ? Ou, au contraire, peut-on imaginer physionumérique, c’est-à-dire un numérique qui ne nous déracine pas de notre terrestralité ? Faut-il imaginer cette alliance du physique et du numérique comme une hybridation interne au phénomène numérique lui-même ou externe, comme semblent le proposer les villes « éco-intelligentes » ?
Au final, le courant d’air m’aura soufflé plus de questions que de réponses ; mais une question est toujours un bon début.
Julien De Sanctis
Cet article a été initialement publié sur La Pause Philo
Crédit photo : Chesterton Mill at Twilight, Richard Walker Photography
[1] Il y a d’ailleurs fort à parier que la pluie soit l’une des expériences les plus révélatrice de la terrestralité en ce qu’elle produit un contact manifeste -car impactant au sens propre- avec le monde.
[2] La terrestralité n’est donc pas un concept d’écologie profonde.
[3] Notre expérience du monde terrestre n’est pas uniquement celle de la beauté et de l’harmonie, loin de là ; mais ici, je me concentrerai sur la terrestralité comme concept positif.
[4] En réalité, aucun n’est plus réel que l’autre. Chacun appartient à un régime de réalité différent. Il appartient à la philosophie de caractériser ces régimes pour les individuer puis révéler leurs vertus et leurs travers.