La robotique fait partie des secteurs pour qui le Covid-19 représente une opportunité de développement technoéconomique considérable. En effet, tout se passe comme si la sphère sociale devenait, à l’instar des zones sinistrées, des zones de guerre et des environnements extrêmes, un espace à risque où l’intervention de robots dits sociaux pourrait être salutaire. Tour à tour assistant, substitut ou encore médiateur, le robot deviendrait, le temps d’une crise (et plus si affinité), le nouveau « meilleur ami de l’homme ». Cette opportunité exacerbe une rhétorique techno-mercatique qui n’est pas sans générer son lot de questions éthiques. Je me propose ici de l’analyser en revenant sur la nature profondément discursive du robot et en décryptant une récente publication du directeur de la communication de SoftBank Robotics Europe , un des premiers acteurs mondiaux de la robotique humanoïde .
Cet article fut initialement publié sur le Digital Society Forum d’Orange
Le robot n’existe pas
En 1958, le philosophe Gilbert Simondon se donnait pour objectif de « montrer que le robot n’existe pas, qu’il n’est pas une machine, pas plus qu’une statue n’est un être vivant, mais seulement un produit de l’imagination et de la fabrication fictive, de l’art d’illusion » (p.11). Pour ce penseur majeur des techniques, le robot relevait du discours plus que de l’objet tangible, de l’être imaginaire plus que de l’être effectif. Concrètement, Simondon reprochait à l’idée de robot de faire passer l’automatisme pour un haut degré de technicité, tout en entretenant l’illusion que la technique pouvait se passer de l’humain (on trouvera des exemples aussi récents que parlants dans le dernier livre du sociologue Antonio Casilli intitulé En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic). Pourtant, malgré la pertinence de cette critique, force est de constater qu’il existe des entités que nous nommons « robots », sans forcément savoir pourquoi.
Définition et origines du robot
S’il n’existe pas de définition officielle du robot, un effort de synthèse permet de le caractériser comme un “dispositif mécatronique composé de capteurs et d’actionneurs afin d’effectuer automatiquement des tâches que l’humain ne veut pas effectuer (robots aspirateurs), ne peut pas effectuer (robots industriels de haute précision chirurgicale, de déminage, d’exploration des fonds marins, d’intervention en zones irradiées etc.) ou de les effectuer avec plus d’efficacité que si l’humain s’en chargeait (chaînes de montage).”
Dans le langage courant, le robot se distingue de l’automate en ce qu’il s’alimente d’énergie électrique. Toutefois, du point de vue taxonomique, celui-là reste un automate. D’ailleurs, le mot robot ne naît pas dans le champ technique, mais littéraire. Il apparait pour la première sous la plume de l’écrivain tchèque Karel Čapek qui, en 1920, rédige une pièce de théâtre intitulée R.U.R., acronyme de Rossum’s Universal Robots. Le néologisme lui est soufflé par son frère, robota signifiant « corvée », « travail forcé » en tchèque. Le robot est alors utilisé comme figure dénonciatrice du « hiatus grandissant entre la surestimation du progrès scientifique et le désintérêt pour l’évolution morale et sociale de l’homme. » (Brigitte Munier in ČAPEK Karel (2011), R.U.R., Paris, La Différence, p.10).
Les robots dits sociaux
Il est aujourd’hui clair que, tout juste cent ans après la publication de R.U.R., la très grande majorité des entités que nous nommons robots (bras articulés industriels, robot-cuisine, drones et autres jouets programmables) n’ont rien de l’humanoïde ambulant doté de conscience qui peuple nos œuvres de science-fiction. Le décalage entre l’actuel et le virtuel est considérable.
Dans la grande famille des automates, les « robots sociaux » sont peut-être ceux qui génèrent le plus de fantasmes et de discours technoscientifiques à caractère vaguement prospectif et résolument mercatique. Ces artefacts, comme leur nom l’indique plus ou moins, sont destinés à interagir socialement avec l’humain et ce dans un but principalement serviciel, ludique ou thérapeutique. A l’heure actuelle, les plus célèbres d’entre eux sont peut-être NAO et Pepper de la société Softbank Robotics, et le blanchon Paro conçu par Takanori Shibata, lauréat de nombreux prix et sacré « robot le plus thérapeutique du monde » par le Guinness des records 2002. Il en existe toutefois beaucoup d’autres, dont un certain nombre disparaît rapidement du marché faute de modèle économique viable. Profitons de ce point pour préciser que la robotique sociale, que je nomme aussi sociobotique, relève plus du champ de la recherche que d’une branche technique fermement stabilisée et ancrée dans des schémas fonctionnels clairs. En d’autres termes, elle n’a pas d’utilité avérée en ce qu’elle ne s’insère pas encore dans un système de fins et de moyens bien identifié. La plupart des fonctions des robots sociaux sont supposées ou imaginées bien plus qu’avérées. C’est donc au discours qu’il revient de combler l’écart entre le virtuel et l’actuel, notamment en jouant sur les effets d’annonce qui, dans le fond, sont autant de bouteille à la mer destinées à de potentiels partenaires technoéconomiques et financiers. Ainsi Pepper était-il présenté, lors de son lancement en 2014, comme l’ « interface ultime, sans aucun bouton ni configuration à faire » capable de décrypter les émotions et, ainsi, d’être un compagnon sensible et bienveillant, un porteur de joie.Masayoshi Son, PDG de SoftBank, était même allé jusqu’à parler de « robot avec un cœur » . Dont acte. Six ans plus tard, ces robots sont principalement utilisés pour remplir quelques maigres fonctions d’accueil et de divertissement en magasin.
Le régime de la promesse
Le hiatus entre l’imaginaire sociobotique et sa maturité, tant technique que pratique, explique en grande partie sa dépendance à l’égard du régime de la promesse. Dépassant difficilement le stade de la « preuve de concept » (qui ne prouve souvent rien d’autre que l’immaturité technique de ce qu’il est coutume d’appeler des « solutions » alors qu’il n’y a pas réellement de problème), la robotique sociale marchande en appelle à des possibles très largement hypothétiques. Elle bénéficie en cela de l’engouement voire du matraquage médiatique dont le troisième « printemps » de l’IA fait aujourd’hui l’objet. La promesse phare de la sociobotique se concentre principalement sur la fonction supposée de compagnon ou d’assistant fidèle et dévoué. Rien d’étonnant, dans ce contexte, que les fabricants mobilisent massivement une rhétorique du soin et de la bienveillance, où le robot social est plus volontiers nommé « robot émotionnel » ou « robot empathique ».
Ce régime de la promesse n’est pas nécessairement problématique en soi. Les technologies évoluent en partie grâce à cet effort de projection qui suppose d’imaginer, dans le présent, un état de développement futur jugé désirable (encore faut-il savoir expliquer sérieusement pourquoi) et qui permet d’orienter les efforts scientifiques de recherche, tant fondamentale qu’appliquée. Toutefois, le régime de la promesse n’a de vertu que s’il intervient dans le cadre d’une éthique et plus précisément d’une déontologie, a fortiori quand le coût de ce qui est promis est élevé. Hélas, les contre-exemples ne sont que trop nombreux.
Robotique sociale et Covid-19
Parmi les diverses publications et commentaires de ces derniers jours, un article publié sur le site Frenchweb par le directeur de la communication de SoftBank Robotics Europe a particulièrement retenu mon attention. Intitulé « Coronavirus : robots et drones bientôt au cœur de la crise française ?», il déploie un mode de promesse et de projection pour le moins problématique. Et pour cause : l’article s’inscrit avant tout, comme on peut s’y attendre, dans une stratégie de communication dont l’objectif est de confondre ce qui pourrait (très hypothétiquement) être et ce qui est, en utilisant la construction rhétorique en guise de preuve.
Prenant pour exemples de départ les interventions de divers robots lors de catastrophes comme le tremblement de terre de 2016 au Népal ou l’incendie de Notre-Dame en 2019, l’article introduit ses protagonistes par des exemples pouvant aisément faire l’unanimité :
« Ce n’est pas la première fois que les objets futuristes peuvent aider efficacement. Lors de l’incendie de Notre-Dame, le 15 avril 2019, le monde a observé, impuissant, des images captées par un drone survolant l’édifice, doté d’une caméra thermique. Puis, de manière quasi-surréaliste, on a vu un robot à chenille Colossus – doté d’un canon à eau – entrer dans la cathédrale… »
On remarquera la rhétorique futuriste déployée pour soutenir la dimension extraordinaire, sensationnelle de ces interventions (les robots sont qualifiés d’« objets futuristes », leur intervention est « surréaliste », ils pallient notre « impuissance ») et laisser entendre que le futur est en fait déjà là, sous nos yeux, fidèle au rendez-vous du sens de l’histoire. Ces artefacts ne sont pourtant pas plus « futuristes » que leur intervention n’est « extraordinaire » : ils existent dans le présent, certains depuis plusieurs années, ont des fonctions bien identifiées et leur mobilisation relève de plus en plus de la norme dans les diverses procédures d’intervention. Nous sommes loin des réacteurs « hyperespace » et des téléporteurs — ce qui, d’ailleurs, n’ôte rien à l’intérêt des dispositifs en question.
Est ensuite évoquée la crise sanitaire du Covid-19 à Wuhan où :
« drones et robots ont repris un rôle déterminant, presque issu d’un film de science-fiction. … Dans les airs, les énormes hexacoptères de DJI, habituellement utilisés pour des produits fertilisants utilisés en agriculture, diffusaient cette fois-ci des produits anti-bactériologiques. Des modèles plus petits avec caméra thermique se sont mis à faire l’inspection des appartements des tours de la ville : étage après étage, les familles se rendent sur les balcons ou devant les vitres afin de mesurer la température ! Dans la rue, les plateformes e-commerce ont déployé des minibus de livraison autonomes, croisant sans doute les petits tanks chenillés destinés eux à projeter des désinfectants. Dans les hôtels et hôpitaux, ce sont des robots de livraison qui apportent plats et médicaments. Un robot émotionnel Pepper est quant à lui déployé à l’accueil de Wuhan Wuchang, l’un des plus grands hôpitaux de la cité. »
L’accumulation est une figure rhétorique bien connue. A en croire ce passage, la ville de Wuhan se serait transformée en véritable « robotière » où des nuées de droïdes en tout genre s’affaireraient infatigablement dans les moindres recoins de la ville. Ce genre de narration peut être mis sur le compte d’un optimisme technologique et d’un goût « rêveur » pour les images science-fictionnelles, certes, mais elle permet également d’introduire, en « noyant le poisson », un autre type d’artefact : le « robot émotionnel Pepper ». En effet, les « robots émotionnels » sont mis sur le même plan que les drones et autres automates d’intervention alors que, comme en témoigne la suite de l’article, leur contribution à l’effort de guerre (encore une rhétorique !) est particulièrement floue pour ne pas dire fumeuse :
« Avec leurs échanges en langage naturel, en plusieurs langues, la détection d’humains et la navigation autonome, il est possible pour les robots sociaux d’aider positivement à éliminer des moments chronophages ou stressants, en tant qu’assistant du personnel médical. Et même après la crise, il faudra soulager le personnel et lui permettre plus de plages de récupération, d’où l’idée de confier certaines tâches répétitives à des humanoïdes fonctionnant presque 24 heures sur 24. »
Un cache-misère pour pallier un manque d’idées abouties
Quels moments chronophages ou stressants ? Quelles tâches répétitives ? L’étonnante formule « aider positivement » n’use-t-elle pas de l’adjectif comme cache-misère pour pallier le manque d’idées concrètes et abouties ? En outre, pourquoi recourir aux « humanoïdes » quand on sait que cette forme n’est souvent pas du tout adaptée à la prise en charge de « tâches répétitives » ? Il est par exemple impossible pour un Pepper d’attraper ou de porter des objets. Dès lors, auraient-ils pour seule vocation de s’occuper « de l’accueil des visiteurs ou de distraire les enfants », selon les mots de l’auteur ? On l’a vu, les fonctions d’accueil et de divertissement sont des débouchés « classiques » pour les fabricants de sociobots. Au Japon, les boutiques SoftBank Mobile sont équipées de Pepper pour accueillir et informer les visiteurs. En France, on a régulièrement parlé des mêmes robots installés dans des magasins Carrefour, Uniqlo ou encore dans des gares comme la Part-Dieu à Lyon. Toutefois, on oublie de préciser que ces automates sont souvent délaissés par les clients voire retirés de la circulation. Mon travail de terrain, associé à un récent passage au magasin Uniqlo du marché Mabillon à Paris et à la gare de Lyon Part-Dieu le confirment. On assiste alors à ce genre de mise en scène sans acteur où un arsenal signalétique explicatif est déployé pour introduire un robot absent :
C’est que le fameux « langage naturel » n’est aucunement synonyme de capacité réelle de conversation comme on l’entend parfois. Et dans les faits, nous nous lassons extrêmement vite de ces robots, aussi mignons et « émotionnels » soient-ils.
Des respirateurs plutôt que des robots sociaux à l’utilité douteuse
En outre, si certains hôpitaux confirment l’intérêt que les sociobots pourraient avoir dans la chaine informationnelle qui entoure les patients, ces cas d’usages « socio-interactifs » restent particulièrement flous. La robotique sociale n’a que très marginalement produit des entités pleinement fonctionnelles. Les applications les plus prometteuses, car il y en a, concernent très majoritairement l’accompagnement thérapeutique des personnes atteintes de troubles neurodégénératifs comme la maladie d’Alzheimer, l’entretien d’une forme de socialisation minimale en maison de retraite ou encore le soutien à la socialisation des enfants autistes. Paro et NAO sont les deux robots les plus utilisés dans ces contextes, mais deux précisions doivent être données à leur sujet. Le premier est une peluche robotisée qui ne fait quasiment rien à part bouger ou émettre des petits sons car son principal atout thérapeutique est de générer une présence rassurante. Le second, quant à lui, est principalement utilisé dans sa configuration « magicien d’oz », c’est-à-dire piloté à distance par un humain (tant physiquement que verbalement), car l’autonomie dite sociale d’un robot (sa capacité d’engager des interactions sociales significatives sans bug ni dissonances contextuelle) est extrêmement faible. Ainsi, lorsqu’on rapporte les capacités réelles d’un sociobot au coût qui est le sien, il y a quelque chose d’éthiquement répréhensible voire de tout à fait indécent à affirmer que « leur rôle pourrait devenir crucial dans des cas d’épidémies où le personnel médical est surchargé, fatigué ». La chose est d’autant plus marquante dans le contexte actuel où le manque d’équipements primordiaux comme les respirateurs ou, plus simplement, les masques de protection engage soignants et soignées sur le plan vital. Pour information, alors que SoftBank promettait un prix de vente de 1400€ à la sortie de Pepper , celui-ci coûte aujourd’hui au minimum 20 000€. Lorsque le robot intègre des fonctions logicielles d’accueil, ce prix monte à 30 000€ (voir cet article auquel l’auteur lui-même renvoie). Comparativement, un respirateur coûte entre 10 000 et 25 000€ et des projet d’ « innovation frugale » visent à baisser ce prix sous la barre des 500€.
Pour une éthique des « gestes barrières »
Bruno Latour l’écrivait il y a peu dans la revue AOC , nous sommes des « interrupteurs de globalisation » dont le pouvoir (et la responsabilité) est de développer les « gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise ». L’image est forte, parlante et surtout motivante. Dans des termes plus généraux, il nous incombe, chacune et chacun à son échelle, d’œuvrer contre le funeste retour du Même. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de « technologies innovantes », mais de pratiques – qui peuvent prendre des formes techniques – soignantes, tant au sens régénératif de « faire des soins » qu’au sens attentif (et attentionné) de « prendre soin ».
Dans ce contexte, l’un des premiers gestes barrières qui me vient à l’esprit est celui d’une active remise en question de la façon dont les entreprises communiquent, en particulier les entreprises technologiques. On ne fait pas rentrer le soin dans la technologie et vice versa à gros coup de bistouri mercatique.
Julien De Sanctis