« L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre »[1]

Walter Benjamin

 

En un demi-siècle, la technique est passée d’une logique mécanique et prothétique d’extension externe des capacités humaines à une logique informatique et administrative régissant  « les êtres et les choses », selon le mot d’Éric Sadin[2]. Si, dans le premier cas, nos outils pouvaient être conçus comme le prolongement organique[3] d’un corps fini et nécessairement limité, dans le second, la technologie n’obéit plus uniquement à la volonté d’ « étendre » le corps mais aussi à celle d’accroître les facultés du cerveau, conçu comme une machine computationnelle. L’informatique opère alors comme une extension cognitive des facultés intellectuelles –et plus particulièrement calculatoires- humaines.

Vitesse de traitement de l’information, infaillibilité, mémoire infiniment extensible et rationalité mathématique sont les nouveaux points cardinaux du développement technologique. L’hybridation entre facultés humaines et artificielles tend à dépasser la seule complémentarité –qui caractérisait déjà notre rapport avec les outils et les machines prothétiques, et ce depuis l’usage du premier silex- pour investir l’espace longtemps sanctuarisé de la décision : « ce qui caractérise les processeurs électroniques, c’est leur capacité à « prendre la main » durant la réalisation d’une opération, à procéder sans intervention  humaine dès l’impulsion enclenchée, à la différence de la mécanique, qui elle est toujours dépendante du maintien d’une décision »[4]. L’assistance dépasse donc le cadre purement physique pour investir les sphères de l’autonomie via le développement de technologies dont le but n’est autre que de reproduire et décupler l’ « intelligence » humaine.

Si ces divers constats réactualisent les réflexions sur la célèbre dialectique du maître et de l’esclave hégélienne, ils soulèvent une question anthropologique plus profonde encore : quelle place reste-t-il dans le monde à un Homme dont la technique outrepasse les limites corporelles et intellectuelles au point qu’il se considère lui-même comme un archaïsme quasi indésirable ?

Entre Gaïa et Prométhée : la remise en cause des substrats 

Si la pensée philosophique a longtemps exalté l’autonomie humaine eu égard à ses créations techniques, force est de constater qu’aujourd’hui l’Homme peinerait à s’adapter à un monde dépourvu d’excroissances technologiques. L’existence humaine et son développement sont suspendus à la présence de deux substrats de nature différente. Le premier n’est autre que l’environnement terrestre dont nous avons évoqué l’importance primordiale dans une précédente chronique, et qui structure, de façon a priori, la possibilité humaine dans l’univers. Il peut donc être qualifié de vital (condition nécessaire). Le second, quant à lui, est l’environnement technique que l’Homme s’est constitué et qui caractérise son mode d’existence au sein du substrat précédent. Il s’agit, dans ce cas, d’un support civilisationnel contingent. Faites disparaître le premier et l’homme disparaît avec lui ; effacez le second, et c’est l’Homme tel que nous le connaissons qui s’effacera également.

Le mépris affiché pour le substrat terrestre n’est plus à démontrer. Tout se passe comme si notre haine de la nature renforçait notre fascination pour la technique et vice versa. La nature est ce qui nous enchaine à la condition de simples vivants parmi les vivants (limitation) alors que la technique promet de nous élever au-dessus du règne animal, de satisfaire nos moindres désirs et de nous affranchir des moindres contraintes (illimitation).

Mais voici qu’un troisième substrat existentiel peut faire l’objet d’intervention technique : le corps. Support biologique de la vie humaine, le corps constitue, selon Pierre Musso, un symbole de la société dans laquelle il s’insère[5]. Ainsi, que devient la corporéité dans une société fascinée par les prouesses technologiques, l’immatérialité, la vitesse et son aboutissement qu’est l’instantanéité, l’exactitude mathématique, etc. ? Le corps n’est plus sanctuarisé, au contraire. Il symbolise notre finitude, dernier bastion de notre honteux enracinement au substrat terrestre et, de ce fait, devient anachronique et indésirable. Un corps meurt, tombe malade. Il connaît les limites de la chair et entrave notre désir, pourtant presque charnel[6], de dépassement permanent du joug qu’exerce la nature.

Augmenter l’humain [7]

« Les technologies sont vouées à libérer l’hommes des contraintes corporelles, qu’elles soient biologiques ou culturelles. Elles ne sont plus uniquement perçues comme extérieures au corps, mais comme venant s’y substituer, le transformer en instrument plus efficace, éliminer des fonctions inutiles, etc. »[8]. Notre quête immémoriale d’affranchissement a atteint le seuil de l’incarnation. Il existe plusieurs pistes d’ « amélioration » de l’Homme par l’Homme. Augmenter l’humain peut à la fois être synonyme de réparation (corriger, par exemple, un défaut d’audition via des implants cochléaires) ou d’amélioration (permettre, avec ces implants, d’entendre des sons que l’audition humaine normale ne peut discerner). Dans tous les cas, le corps est conçu comme une matière plastique, une structure de base vouée à être modifiée ou transcendée.

Mais augmenter l’humain, n’est-ce pas, en définitive, un moyen de le dépasser ? Les apôtres transhumanistes de la convergence NBIC[9] promettent d’offrir à l’Homme une existence sans douleur ni mort tout en développant l’acuité de nos sens et de notre cerveau. Les technosciences sont alors perçues comme les nouvelles bienfaitrices de l’humanité. De quelle humanité parle-t-on ? La question reste en suspens. Toutefois, n’oublions pas que l’humanisme occidental moderne appelle à la domination de la nature par la science et les techniques sans pour autant se laisser dominer par elles. Contrairement aux transhumanistes, les humanistes acceptent la dépendance de l’Homme à l’égard de son corps.

« L’obsolescence de l’homme » [10]

Si l’hybridation sociale Homme/machine tend déjà à rendre la figure humaine obsolète par la capacité croissante des techniques informatiques à agir à notre place dans l’indétermination (dépassement du simple automatisme), on peut se demander si l’intégration des technologies au corps ne consacre pas la victoire de la « honte prométhéenne »[11] diagnostiquée par Günther Anders, au profit d’une disparition progressive de l’Homme.

Julien De Sanctis

[1] L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

[2] E. Sadin, L’humanité augmentée. L’administration numérique du monde, Éditions l’Échappée, 2013, p.24

[3] G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, 2008

[4] E. Sadin, ibid, p.46

[5] P. Musso, « Le technocorps, symbole de la société technicienne », in B. Munier (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, François Bourin, 2014.

[6] Le corps est le média originel de notre rapport au monde. En tant que tel, il conditionne notre faculté de désirer, d’accomplir et de progresser. Sensations, émotions et intellection, aussi contradictoires soient-elles, se répondent les unes aux autres pour permettre l’émergence d’une conscience.

[7] Il est entendu que ces analyses concernent l’Homme de la civilisation occidentale dominante (et non supérieure).

[8] D. Le Breton, « L’adieu au corps : vers homo silicium », in B. Munier (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, François Bourin, 2014.

[9] Perspective scientifique pour certains, tendance marketing pour d’autres, la convergence NBIC désigne l’interconnexion des nanotechnologies, biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives.

[10] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002

[11] Honte du créateur face à la perfection de ses créatures.