Nous savons tous, avec plus ou moins de convictions, que le réchauffement climatique est un danger d’origine principalement anthropique, dont les conséquences pour les espèces humaine et animale pourraient se révéler tragiques. Outre l’accablante compilation des données scientifiques sur le sujet, les quarante années de procrastination politique –et d’aggravation économique- qui suivirent l’émergence du défi climatique n’eurent pour résultat que d’inscrire la nécessité d’agir dans le cadre hautement défavorable de l’urgence. Celle-ci doit, sans catastrophisme contre-productif, être prise pour ce qu’elle est : un cadre temporel extrêmement réduit pour une action dont l’enjeu n’est autre que la réversibilité de l’action humaine sur le climat.
En amont des réformes politiques et économiques qu’implique la situation, c’est une réforme philosophique qui s’impose, en ce que la pensée conditionne et oriente l’action. La première étape de cette adaptation au contexte est de repenser notre rapport à la Terre.
« Un aveuglement par rapport aux urgences »[1]
L’entreprise n’est pas exempte d’obstacles. Le premier tient à une confusion des urgences qui nous pousse à dédramatiser voire à nier les conséquences délétères d’une action lorsque celles-là tardent à se concrétiser. Le court-termisme façonne notre rapport au temps et complique toute tentative de prospective intellectuelle et éthique. Le déni est total car, bien évidemment, ce n’est pas le danger lui-même que nous procrastinons, mais l’inquiétude et la réaction qu’il devrait engendrer.
La Terre-ressource
Le second obstacle, d’ordre philosophique, repose sur notre perception utilitaire du monde. Dans Requiem pour l’espèce humaine, l’économiste australien Clive Hamilton souligne que la « conception moderne du « progrès » implique l’idée d’une séparation de l’homme et de la nature, à la fois physique et psychologique »[2]. Cette séparation est basée sur la distinction rationaliste entre sujet pensant et objet pensé. La capacité de l’homme à penser le monde lui permet de s’en extraire pour mieux l’observer et le comprendre. Or, toute compréhension d’une chose, outre le plaisir intellectuel qu’elle procure, peut être rapportée à deux finalités distinctes : l’adaptation ou la domination.
Si l’Homme a longtemps dû contourner les obstacles de son environnement, comme il le fit en construisant des ponts, ou capter les forces naturelles pour servir ses intérêts, comme avec les moulins à vent, il est aujourd’hui en mesure de plier la nature à son bon vouloir. Extractions pétrolières, énergie atomique, OGM et biologie de synthèse, nanotechnologie, géo-ingénierie, anthropotechnie, l’Homme s’est progressivement construit un statut d’exception en faisant de son activité technique une activité de « provocation », selon le mot d’Heidegger[3] ; il déclenche des phénomènes dans la nature. En d’autres termes, nous sommes passés d’une logique d’adaptation à une logique d’inflexion où le monde n’est plus à la fois une fin et un moyen mais seulement un moyen au service des finalités humaines.
Ce constat n’est pas le fruit d’un regret pour un passé fantasmé où l’homme vivait en harmonie avec la nature. Ainsi, le soupçon d’ « anti-progressisme », apanage éculé des partisans du mythe, lui aussi éculé, de la « flèche du progrès », ne trouvera pas d’accroche dans les lignes suivantes. À moins de faire preuve d’une malhonnêteté qui la disputerait à la nonchalance intellectuelle de certaines définitions du progrès, on ne pourra pas y voir un appel au retour à l’âge de pierre. L’enjeu est, au contraire, de montrer que le progrès scientifique et technologique est une extraordinaire opportunité de développement pourvu qu’il découle d’un principe permettant de le contextualiser.
L’appartenance au monde
Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Grâce aux diverses connaissances acquises ces 50 dernières années, nous savons que le schéma de développement actuel n’est pas durable. L’homme ne peut être blâmé d’avoir développé des industries polluantes à une époque où il ignorait les dangers qu’elles représentaient pour l’environnement. Il l’est, en revanche, de ne pas réagir dès lors que le risque avéré est porté à sa connaissance et qu’il existe des solutions pour progresser au sens propre[4].
Le contexte environnemental impose de revenir à une pensée où la Terre ne fait pas l’objet d’une perception purement instrumentale. En tant que substrat le plus évident, car primordial, de l’existence humaine, la Terre passe pour un acquis éternel, un donné dont on ne se soucie pas, occupés que nous sommes à développer et gérer l’accessoire. L’enjeu de notre futur commun se cache dans cet « accessoire », ce « secondaire » et ses principes régulateurs qui fondent le sens et l’orientation de l’activité humaine.
Dans L’inappropriabilité de la Terre, le philosophe Yves-Charles Zarka propose de définir un principe de raison permettant de repenser notre rapport au monde. Ce principe, c’est l’ « appartenance à la Terre préalable à toute perception, toute pensée et toute action, et en même temps condition de la perception de la pensée et de l’action »[5]. La logique ici présentée s‘inscrit à rebours des conceptions actuelles : c’est l’homme qui appartient à la Terre et non l’inverse. L’enjeu de la refonte conceptuelle que nous évoquions plus haut est donc celui de « la substitution d’une relation d’appartenance à celle d’appropriation. »[6] Bien entendu, l’appartenance n’est pas à prendre au sens de soumission mais d’inscription dans un système originel sans lequel l’homme ne serait pas (et ne serait plus si celui-là venait à disparaître).
Efficacité énergétique et conceptuelle
Le premier intérêt d’un tel raisonnement est de fournir la base conceptuelle nécessaire à une modification de nos horizons d’actions. En dehors de son intérêt intellectuel, l’idée d’appartenance à la Terre est à même d’opérer une synthèse entre développement technologique et exigence environnementale. Nous sommes très loin d’un appel à l’écologie profonde.
Le dynamisme du secteur des énergies renouvelables, dont nous entendons tant parler, est l’exemple le plus significatif de ce nouveau schéma de développement. L’innovation y est fleurissante, ses promesses de progrès écologiques avérées et l’idée sous-jacente qui alimente leur concept n’est pas celui d’une nature sanctuarisée mais plutôt d’une nature partenaire (moyen et fin) où le progrès technique est orienté vers une gestion efficace de l’energie.
Dans son Traité de l’efficacité, François Jullien compare les conceptions occidentale et chinoise de l’efficacité. Si dans le premier cas nous retrouvons une logique de « pliure » du réel via la projection de modèles abstraits permettant de planifier l’action en s’extrayant du cours des choses, dans le second, l’efficacité est à chercher dans le flux des événements, réservoir infini d’opportunités saisissables. Cette pensée chinoise du flux est riche d’enseignements. De nombreuses énergies renouvelables obéissent à une logique d’opportunité similaire : panneaux solaires, éoliennes, centrales marémotrices, chacune de ses innovations propose de capter l’énergie que la Terre offre naturellement, dans le mouvement permanent de ses écosystèmes.
Par ailleurs, l’autre avantage d’un tel précepte est le rejet des positions dogmatiques en ce qu’il disqualifie les absolutismes des « ultra » en tout genre en favorisant un progrès technique, politique et économique responsable.
Si le principe philosophique est posé, sa concrétisation, son enracinement et sa systématisation ne pourront s’effectuer que par les voies politique, économique et juridique.
Julien De Sanctis
[1] ZARKA Yves Charles, L’inappropriabilité de la Terre, 2013, Armand Colin, p.65
[2] HAMILTON C., Requiem pour l’espèce humaine, Presses de SciencesPo, septembre 2013, p.155
[3] HEIDEGGER M., « La question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard
[4] L’idée de progrès n’a de sens qu’en vertu de sa capacité à améliorer l’existant (qu’il soit politique, économique, technologique, social, médical, etc.) en fonction du contexte (ce qui ne veut pas dire que le progrès est nécessairement exempt de conséquences néfastes, difficilement prévisibles, dans le futur). En matière environnementale, cette idée semble difficile à relativiser en ce que le défi climatique nous engage dans une communauté de destin et impose des décisions techniques prioritaires.
[5] ibid., p47
[6] ibid.