Longtemps conçue uniquement sous l’angle de la machine-profitable, l’entreprise est aujourd’hui confrontée à de profondes remises en questions. Son rôle politique et les responsabilités qui en découlent sont plus que jamais sur le devant de la scène. Se pose alors le problème de savoir si quelque chose comme une entreprise citoyenne peut exister. Interview.
Cette brève interview m’a été proposé par Majda Chaplain et fut initialement publié sur MC Factory.
Majda Chaplain : La crise du Covid-19 a fait naître un esprit d’unité sans précédent, l’occasion de refonder un sentiment d’appartenance autour du NOUS. Quels rôles les marques ont-elles à jouer pour contribuer à la consolidation de ce NOUS ?
Julien De Sanctis : J’avais d’abord pensé au « nous », le collectif, sous un angle institutionnel. La crise du Covid-19, comme beaucoup d’autres moments de crise, nous rappelle l’existence de valeurs supérieures qui sont au fondement de notre vivre en commun et qui représentent l’essentiel de notre existence commune. En France, d’un point de vue institutionnel, on peut penser aux trois grands piliers que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. Or, la préséance de l’économique sur le politique dans nos vies fait que nous devenons chaque jour un peu plus des producteurs-consommateurs et de moins en moins des citoyens. Au triptyque que je viens d’évoquer se substitue le quadriparti rêvé d’une partie du système en place : métro-boulot-conso-dodo, pour le dire de façon provocatrice. Le temps pour s’adonner à l’exercice de la vie publique et démocratique est souvent nul, ce qui réduit l’expérience du « nous » à des actes incapables de l’alimenter réellement : travailler (en travaillant, on crée de la richesse et de l’activité), voter, payer ses impôts. Pour lme reste, l’investissement de chacun dans la vie politique dépendra de son temps disponible et de sa volonté. A première vue, j’aurais tendance à dire que les marques ont une très grande responsabilité dans cet effacement de la citoyenneté pour faire triompher la face consommatrice de notre existence.
Toutefois, dans un second temps, nous pouvons penser que les marques ont un rôle à jouer dans l’inversion de cette tendance qu’elles ont grandement contribué à instaurer. Elles peuvent redorer leur blason en adossant à leurs objectifs économiques des objectifs citoyens.
Faire partie de la solution impose cependant une réelle révolution de pensée en leur sein. Il ne s’agit pas uniquement de montrer patte blanche pendant que la crise a lieu. A ce niveau, ce qui va être joué pendant la crise doit être annonciateur de ce qui se fera après. Si les marques décident d’assumer un rôle vertueux dans cet espace politique, dans cette reconstruction du sentiment collectif qui nous est plus que jamais nécessaire, elles devront s’engager à le faire dans le temps long. Cela ne peut être une mesure éphémère, un coup de “comm”. Je précise tout de suite que le rôle politique d’une marque ne peut en aucun cas se substituer à celui de l’État. Le pire des scénarios serait d’imaginer une externalisation accrue de ses responsabilités au sein des entreprises. Une marque citoyenne n’est donc pas un remplaçant, mais un participant actif qui, par ses actions, renforce le sens et l’exercice de la citoyenneté.
MC : Comment les marques peuvent-elles participer à la réappropriation de la vie citoyenne ?
JDS : Le sentiment collectif d’unité, même s’il peut connaitre des degrés différents, n’est pas le sentiment du « nous » consommateur. Faire partie de la communauté des gens qui aiment le coca 0, on s’en doute, n’est pas la finalité. Ce « nous » doit forcément être politique, c’est pourquoi la question est de savoir comment une marque peut entretenir ce sentiment d’appartenance par l’exercice de la citoyenneté (transpartisane, bien sûr) qui n’est pas un sentiment d’appartenance consommatrice.
Les entreprises à mission, dont les statuts ne sont pas uniquement tournés vers la maximisation du profit sont peut-être l’une des solutions possibles. Même s’il y a beaucoup de critiques sur ces modèles juridiques, je trouve intéressant l’idée de se fixer une mission d’intérêt général irréductible en parallèle de la solvabilité et de la maximisation des profits. Plusieurs suggestions s’offrent à nous sur ce point. On peut par exemple imaginer qu’une entreprise « offre » un jour par mois à ses salariés pour s’adonner à une activité d’intérêt général. On peut aussi penser à la structuration en interne de « laboratoires éco-citoyens », animés par des chercheurs en sciences sociales, en sciences environnementales, en philosophie et en sciences politiques pour penser l’impact éco-social de l’activité des firmes. Ce serait là une très bonne façon de faire rentrer la vaste question du commun dans les sociétés pour aiguiser l’esprit citoyen des salariés. Dans le prolongement de cette idée, les marques pourraient participer à l’organisation (selon des règles strictes, bien sûr) de conventions citoyennes. J’ai vu, par exemple, que la SNCF et le groupe Accor ont apporté leur soutien à la convention citoyenne pour le climat en ce qui concerne le déplacement et le logement des 150 membres participants du dispositif. C’est intéressant, bien qu’on puisse aller plus loin. La participation à ces initiatives, sous des formes qu’il s’agit de penser rigoureusement, vient directement questionner le rapport qu’une marque a au public. Favoriser ce genre d’actions revient à reconnaître la non séparation primordiale entre les domaines de la ressource humaine, du consommateur et du citoyen. Pour prendre un dernier exemple, tiré du contexte sanitaire que nous connaissons actuellement, je citerai le débat sur les technologies de surveillance et de pistage censées favoriser la lutte contre la propagation du Covid-19. Un récent sondage BVA affirmait que 75% des Français accepteraient que leur localisation soit connue et utilisée pour gérer efficacement la crise. Or, les sondages ainsi pratiqués n’ont pas beaucoup de sens ni d’intérêt. Ils n’en auraient que si nous pouvions affirmer que les personnes sondées disposent d’un même niveau d’information éclairée sur le sujet en question, ce qui n’est évidemment pas le cas. Si les marques veulent jouer un rôle sérieux dans la reconstruction du sentiment d’appartenance collective et de la vie démocratique, on peut imaginer qu’elles cherchent à se lier à des associations et des institutions étatiques pour organiser des rencontres d’information et de délibération sur ces questions aux impacts absolument cruciaux politiquement. Ce n’est qu’une fois clairement et suffisamment informés que nous pouvons réfléchir convenablement aux enjeux profonds de ces thématiques. Bien sûr, cela supposerait de jouer le jeu à fond : le résultat des délibérations devrait avoir un impact irréductible sur la décision de recourir ou non à ces technologies, voire d’amender leur conception, les valeurs et les objectifs qu’elles matérialisent. En fin de compte, toute les mesures qu’on peut imaginer pour revitaliser le « nous », reviennent reconnaître que le citoyen actif est un véritable designer de l’existence individuelle et collective.