Docteure en Informatique et en Linguistique, Véronique Aubergé est chercheure au LIG (CNRS/Université de Grenoble Alpes/INP Grenoble). Ses travaux portent sur l’étude des émotions humaines générées par nos interactions avec des dispositifs de synthèse vocale. Depuis 2012, le medium technique privilégié de ses recherches en interaction humain-machine (IHM) est celui du robot dit social.

Cet entretien est initialement paru sur The Conversation France.

Julien De Sanctis : Véronique, vos recherches s’effectuent aujourd’hui principalement au Living Lab Smart Home Domus, un laboratoire qui reproduit les conditions de vie quotidienne en appartement. Les personnes prenant part aux expérimentations y rencontrent un petit robot de service nommé Emox. Pouvez-vous nous le présenter rapidement ?

Véronique Aubergé : Je qualifie souvent Emox de robot « majordome ». C’est une sorte de boite roulante dotée d’une « tête » rotative en forme de sphère. Du point de vue fonctionnel, Emox joue le rôle d’assistant domotique : il gère, à la demande de l’utilisateur, l’accès à la radio, à l’eau chaude, aux volets automatiques ou encore à la bouilloire. Outre se forme et ses mouvements qui peuvent rappeler, même vaguement, ceux d’une entité vivante, nous avons doté Emox d’une forme de langage ultrasimple consistant en l’émission de deux petits sons permettant d’étudier le phénomène que je nomme « glu socio-affective ».  

JDS : Comment décririez-vous ce phénomène ?

VA : J’utilise cette métaphore de la glu pour rappeler que nos liens interpersonnels se tissent à même la matière, grâce à une foule de signaux qui agissent comme des « nutriments » communicationnels. Ces signaux peuvent être des mots échangés, de simples sons, une intonation particulière, des regards ou, à l’inverse, l’absence de regard, des échanges tactiles comme une main sur l’épaule ou une tape dans le dos, une posture, une façon de marcher derrière quelqu’un, une gestuelle etc. J’assimile tout cela à de la matière évanescente dont nous nous nourrissons pour vivre et construire notre « moi » au même titre que nous ingérons des aliments pour assurer le bon fonctionnement de notre organisme. Dans mes travaux, l’isolement social se définit comme la situation où une personne est mal voire n’est plus suffisamment exposée à ces signaux et perd peu à peu la capacité à se « gluer » aux autres, c’est-à-dire à tisser des liens interpersonnels nutritifs au plan communicationnel. Un robot comme Emox peut aider à conserver cette aptitude lorsqu’elle menace de disparaître en étant lui-même « gluant » ou, autrement dit, en se montrant capable de participer à cette nutrition sociale dont nous avons absolument besoin via l’émission de divers signaux de communication.

JDS : Qu’ils soient majordomes, compagnons ou encore assistants, les robots domestiques comme Emox appartiennent à la famille des robots dits sociaux. Faut-il déduire de ce qui précède qu’un robot social est un robot « gluant » ?

VA : Oui, c’est une bonne façon de filer la métaphore ! Pour développer un peu cette idée, je ne pense pas que la définition du robot social se trouve dans la machine elle-même : on n’arrive pas au robot social via une description technique de l’artefact. L’un des grands enjeux de la recherche en robotique est d’identifier dans un objet ce qui va déclencher la perception d’un robot social. A mon sens, il y a robot social dès lors qu’un objet nous pousse à le percevoir comme un sujet. Y a-t-il des conditions technologiques pour favoriser une telle perception et différencier le robot social de la peluche sociale par exemple ? Je veux bien le croire. Quoi qu’il en soit, le robot social se présente comme un point de bascule où l’artefact passe d’extension du moi à « incarnation » d’un autre. Avec lui, le moindre signal – un son, un mouvement – est interprété comme relevant d’une « intention ». Même quand il ne fait rien, il y a possibilité de se dire qu’il reste immobile parce qu’on l’ennuie ou parce qu’il boude. Qui dit robot social dit interprétation. La différence avec l’humain et l’animal, c’est que l’un comme l’autre a vraiment des intentions. Lorsque je regarde un chien se diriger vers sa gamelle, ce n’est pas uniquement moi qui projette une interprétation sur le comportement du chien : une intention correspond à cette interprétation. Dans le cas du robot social, il n’y a pas d’intention réellement modélisée, contrôlable et réactive sur la durée et la plasticité de la relation, uniquement des réponses tranchées cadrées par un programme.

JDS : Cela rejoint le débat sur l’opposition entre forme et substance. Le robot aurait la forme sociale sans en avoir la substance ; il serait une sorte d’illusionniste conduisant à croire que nos projections rencontrent une intention « authentique » là où, en réalité, il n’y aurait qu’une apparence d’intention…

VA : Oui, c’est une position notamment défendue par l’anthropologue Sherry Turkle et que je partage : même si une des théories fondatrices de l’informatique affective est celle du triptyque « Belief-Desire-Intention », qui s’inspire de la théorie de l’esprit, il n’y a pas chez le robot d’intention ancrée dans la dynamique de la relation vivante, mouvante, gluante. Toutefois, on ne peut pas nier que, dans cette bascule de l’objet vers le sujet que représente la robotique sociale, la capacité de l’artefact à se présenter comme un « autre » augmente notre espace social au sens où il stimule ouvertement nos facultés d’interactions sociales, qu’il s’agisse de communication verbale ou non.    

JDS : Je saisis au vol cette notion d’espace social pour introduire une question d’ordre éthique : l’un des risques potentiels de la robotique sociale n’est-il pas de conduire à moins de relations interhumaines ? Il faudrait alors parler de robots désocialisants…

VA :  On rentre là dans un débat particulièrement complexe pour lequel nous n’avons que trop peu de recul scientifique. La robotique sociale est un champ de recherche très jeune et les expérimentations en conditions « réelles », c’est-à-dire en société, en prise avec les gens et leurs pratiques, sont presque inexistantes. Je pense qu’un robot peut être un bon instrument pour détecter les situations d’isolement. Par exemple, une jeune fille de 35 ans à la fois active en entourée qui trouverait un robot mignon et interagirait volontiers avec lui plusieurs minutes par jour voire plusieurs heures serait peut-être plus isolée socialement qu’on ne le pense ; mais dans ce cas, le robot ne serait que le symptôme d’une forme de désocialisation, pas sa cause première. L’enjeu éthique serait donc de trouver les bonnes conditions pour que l’artefact n’aggrave pas mais, au contraire, corrige cette désocialisation.

JDS : Dans ce contexte, pourquoi affirmer, comme vous le faites dans certaines interventions, que la notion de robot social est un pléonasme ?

VA : Il s’agit d’un pléonasme aujourd’hui ! J’insiste sur cette dimension présente. Aujourd’hui, beaucoup de machines sont socialisées dans nos esprits et nos cœurs, sans qu’il y ait besoin de les rendre aussi suggestives qu’un Pepper ou qu’un Paro. Cette projection de socialité est liée, selon moi, à l’évolution de notre rapport aux artefacts et, plus particulièrement, à un changement dans l’objet de nos désirs. Je lisais il y a quelques temps un article du Dauphiné libéré où il était question d’une machine que General Electrics devait délocaliser à l’étranger. Une personne interrogée expliquait qu’elle était attristée que la machine sur laquelle elle avait travaillé parte si loin pour être utilisée par quelqu’un d’autre ; et elle racontait tout cela en appelant la machine par le petit nom qu’elle lui avait donné ! Quand Vaucanson, au XVIIIe siècle, a présenté ses automates comme le canard ou le fluteur au grand public, personne ne les a fantasmés. C’est Vaucanson lui-même et le génie humain dont il était le représentant qui forçaient l’admiration. Aujourd’hui, l’emballement a changé de camp. Quasiment personne, en dehors des cercles spécialisés, ne connait le nom des personnes qui conçoivent nos machines. Désormais, ce sont les machines elles-mêmes qui nous ébahissent et qui attisent notre désir. Bien sûr, il y a beaucoup de marketing là-dedans, mais plus fondamentalement, je pense que la socialisation de nos machines et l’attachement qu’on peut ressentir à leur égard sont les témoins d’un changement culturel ancré dans une évolution cognitive. Dans ce contexte, le robot social m’apparaît comme le révélateur d’une souffrance que j’appelle souffrance de l’ « autre manquant » ou de l’ « autre fantôme », en référence au syndrome du membre fantôme[1]. Nous sommes en quelques sortes en mal d’autrui, mais plus généralement en mal de l’Autre. Cela ne veut pas dire que nous sommes seuls, privés de toute forme de relation, isolés physiquement etc., mais plutôt que la qualité de nos liens envers autrui et le monde n’est plus nutritive ; elle est même devenue toxique !

JDS : Le robot est donc une puissance d’interpellation ? Un questionneur de notre relation au monde ?

VA : Je le crois vraiment. Le robot est une entité encore très mal identifiée qui n’a pas fait l’objet d’une quelconque inhibition culturelle. Nous sommes en quelques sortes les héritiers d’une culture séculaire d’inhibition, d’insensibilisation envers le non-humain. Notre empathie à géométrie variable est le résultat d’un processus culturel. Par exemple, nous sommes habitués à considérer les animaux d’élevage comme des choses, des ressources, certes vivantes, mais destinées au sens plein du terme à nous nourrir. On se dit peut-être que c’est triste, mais qu’au final « c’est comme ça ».

JDS : Vous voulez dire que le robot n’étant encore soumis à aucune norme culturelle ou sociale précise, notre « empathie naturelle » peut s’exprimer envers lui sans être bridée ?

VA : Oui. Dans ce contexte, je conçois le robot comme le doigt du sage qui montre la lune. Si nous voulons être malins, il faut regarder très attentivement cette lune qui n’est-autre que l’humain lui-même. Le robot social est un selfie de l’homme moderne qui interroge en profondeur notre posture narcissique et l’écologie relationnelle que nous devrions adopter pour restaurer nos glus.

JDS : Contrairement à beaucoup de vos collègues chercheurs, vous semblez n’accordez que peu de pouvoir au robot lui-même. Notre rapport à l’objet est pour vous essentiellement le résultat d’un processus historique et sociocognitif, de sorte qu’un NAO n’aurait probablement pas eu d’effet différent qu’un automate comme le canard à l’époque de Vaucanson…

VA : Je le crois, oui. On met beaucoup en avant des histoires de cognition artificielle, d’autonomie avec des artefacts tels que NAO, mais je ne crois pas que l’objet ait autant d’effet sur nous qu’on veut bien le dire. Je crois plutôt que nous avons un fort désir de voir en l’artefact une autonomie, des émotions, tout ce qui peut en faire un « autre », un compagnon envers lequel s’attacher. Bien sûr, il faut qu’une base perceptive conforte ce désir, un caillou ne provoque pas cette impression d’altérité chez nous, mais je pense que le désir est premier. Ce ne sont pas les règles sensorimotrices qui créent le sentiment qu’un NAO ou autres sont autonomes, mais plutôt notre fort « désir d’autre » que la biomécanique ne viole pas. Cela reboucle avec mon idée d’autre fantôme : ce désir est pour moi révélateur d’un manque, d’une souffrance liée à un déracinement relationnel. D’un point de vue instrumental, le robot peut agir sur cette souffrance comme de la morphine, comme le miroir dans le cas du membre fantôme. Il peut combler momentanément notre manque, masquer notre souffrance, aider les personnes isolées à revenir vers autrui, à se resocialiser ; mais cela ne peut qu’être temporaire, en tout cas, il faut le souhaiter. D’un point de vue plus philosophique, enfin, le robot est un outil conceptuel fort pour repenser la place que nous occupons dans le monde. Mon espoir est qu’il pourra contribuer à une prise de conscience, grâce à ce désir dont il est révélateur, de notre appartenance au monde et qu’il permettra de réviser des siècles de culture nous ayant extraits de cette appartenance.


[1] Les personnes amputées peuvent avoir la sensation que leur membre disparu est encore relié à leur corps. Dans la majorité des cas, cette sensation – qu’on nomme hallucinose pour désigner le caractère conscient de l’hallucination – se révèle particulièrement douloureuse. Le syndrome du membre fantôme est amené à disparaître lorsque l’on « dupe » le cerveau du patient en lui faisant croire que le membre est à nouveau présent (en jouant par exemple avec des effets de miroir ou grâce à la réalité virtuelle).