Ce qui n’était pas censé durer dura. Cinq ou six secondes, tout au plus, bien que le temps de l’horloge, celui dont on pense user et disposer, n’ait pas grand-chose à voir avec cette expérience. Précisément, j’ai d’abord cru que jamais je ne n’aurais le temps d’immortaliser ma rencontre avec ce splendide margouillat. Par immortaliser, j’entends photographier, même si je sais qu’une photo n’immortalise rien du tout en elle-même. Sans expérience vécue, une photo n’est qu’une abstraction. Sans expérience vécue, seul l’acte de photographier fait souvenir. La photo est alors immortelle uniquement parce qu’elle n’est pas vivante. J’ai donc cherché à temporiser mon réflexe photographique pour vivre pleinement le moment, sans intermédiaire, sans interface, sans prothèse. J’ai cherché le contact, j’ai voulu m’imprégner de l’animal, de ses couleurs irréelles, du spectacle à la fois inattendu et ravissant qu’il offrait sans le savoir. Tout ceci quitte à manquer le coche, rater l’occasion, louper l’opportunité. Pour être saisi, il faut parfois dessaisir. Et tant pis pour le reste. C’est un peu ça « vivre pleinement » : s’extraire du projet auquel on réduit désormais nos vies et qui nous inquiète inévitablement, laisser venir plutôt que provoquer. Surpris autant que saisi par le margouillat, je décide alors de le contempler, de le considérer. C’est là que le temps s’absente, se suspend. Cette contemplation reste empreinte de l’inertie de l’habitude, celle qui nous pousse à tout capturer, tout sécuriser, tout stocker, comme si l’on pouvait mettre la vie en réserve, « pour plus tard » ; mais peu à peu, l’instant prend le dessus : j’existe, je ressens, j’oublie après. C’est là que je rencontre le margouillat car c’est qu’il se trouve. Je ne le vois plus, je le vis. C’est aussi là que l’inattendu se produit : il ne s’enfuit pas. Il reste. De toute évidence, c’est lui qui commande, car je reste aussi, émerveillé, magnétisé par ses écailles aux éclats hypnotiques. De toute évidence, encore, c’est lui qui mettra fin à la rencontre. Tout peut s’arrêter en un instant. Je n’ai aucun pouvoir, aucune prise autre que celle de l’abandon extatique à l’expérience. Il y a là une vérité radicale : l’humain est cet animal que l’animal fascine.  

Cinq ou six secondes, tout au plus, durant lesquelles j’ai vécu. Je pourrai me souvenir du margouillat, de l’émotion qu’il fit naître en moi, allié au contexte, à la présence de ma femme, à la chaleur australe peu clémente ou encore aux enivrantes promesses du voyage naissant. L’immédiateté propice à la rencontre arracha l’expérience aux griffes du temps pour la faire durer. J’ai duré avec et par le margouillat. J’ai senti, au bout d’un certain mouvement, que l’existence m’autorisait la photographie. Ou peut-être était-ce le margouillat lui-même ? L’inattendu resurgit alors. Contre toute attente, le flamboyant gecko me laissa saisir mon téléphone et m’approcher encore plus près. Nouvelle durée. Je vis sa tête se soulever peu à peu, comme interpellée par cette étrange créature observatrice, pour finalement se figer et observer à son tour. Se sentir vu par un margouillat. Se sentir présent pour lui, capturer cet instant qui fera souvenir et en parler. Vivre pleinement m’aura donné un but.

Je sais que le temps fera vivre ce souvenir, qu’il le sculptera, qu’il le sculpte déjà. C’est le propre du souvenir vécu. L’immortalité du margouillat est là, sertie d’une mémoire métastable et d’une émotion qui ne cessera plus d’éclore.  

Julien De Sanctis