Le jeu vidéo fait souvent l’objet de débats aussi passionnés que manichéens. Décérébrant pour les uns, éducatif ou simplement récréatif pour les autres, il est en réalité assez vain de tenir un discours absolument technophobe ou technophile à son égard. En effet, parler du jeu vidéo en général ne mène jamais bien loin ; c’est un peu comme parler de la technique, comme si l’on pouvait les réduire à une essence, un principe général où l’on rangerait commodément leur être tout entier. Certes, il existe des invariants communs à tout artefact vidéo-ludique (comme le fait de renvoyer à une réalité virtuelle, par exemple), mais entre un serious game, un solitaire sur Windows 95 et des jeux comme Bloodborne, Bioshock, Uncharted ou Dead Space il existe des différences qui discréditent d’emblée les discours dogmatiques et absolus, qu’ils soient amateurs ou détracteurs de plaisirs vidéo-ludiques.

Aujourd’hui, je m’intéresserai à la frange la plus polémique du genre, à savoir les jeux du type “onirico-ludique”. Je désigne par là les jeux dont le principe et l’effet se résument à divertir et/ou à faire rêver le joueur, sans réelle prétention éducative ou didactique quelconque (ce qui ne signifie pas que l’intelligence des joueurs n’y est pas convoquée). Les produits comme Assassin’s Creed ou Dante´s Inferno, dont les repères respectivement historiques et littéraires sont plus des prétextes nécessaires au déploiement du jeu que de réelles sources d’apprentissage, sont bien entendu à ranger dans cette catégorie.

L’un des discours les plus alarmistes en la matière concerne le potentiel addictif des jeux vidéo. Malgré la légitimité de cette inquiétude, je souhaiterais montrer que les réflexes technophobes qu’elle engendre peuvent être particulièrement contreproductifs en ce qu’ils résument immédiatement la question des rapports au vidéo-ludisme à une pulsion débilitante et nie les marges de manœuvre humaines dans la construction d’une éthique tournée vers la vie avec (et non contre) les jeux vidéo.

Puisque le sujet est des plus concrets, je propose de commencer avec une anecdote personnelle.

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68 heures de jeu en 6 jours, soir 11,3 heures par jour

Cela faisait déjà trois semaines que le très attendu Dark Souls III était disponible lorsque je me le procurai. Sa sortie coïncidait avec une période d’activité professionnelle aussi intense qu’importante, c’est pourquoi je m’étais interdit de l’acheter avant d’avoir mené à bien le travail qui m’occupait depuis plusieurs mois. Comme tout désir dont la satisfaction est différée, celui-ci n’avait cessé de grandir. C’était un de ces désirs patients, ceux qui savent se faire discrets tout en restant puissants. Les désirs patients sont malins : ils savent que leur emprise est fonction du temps que l’on met à les satisfaire. Si j’ajoute à cela l’immense plaisir que Bloodborne, le jeu développé par From Software juste avant Dark Souls III, m’avait procuré, on imagine aisément l’impact de ces trois semaines d’attente sur mon envie de jouer.

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“In nomine Dark et Souls et III”

À cette première discipline en succède une autre. Conscient de l’effet addictif que les jeux vidéo peuvent avoir sur moi, j’ai décidé, il y a déjà plusieurs années, de laisser ma console au domicile maternel. Ce subterfuge, que certains pourraient trouver radical, me permet de ne pas être tenté au quotidien par les joies de la manette qui, avouons le, savent nous persuader de les prolonger indéfiniment. Lorsqu’elles triomphent, la volonté perd sa faculté régulatrice au profit du corps. C’est lui qui se charge de nous faire quitter la partie ; mais il est souvent déjà “trop tard”. Voici quelques effets que j’ai pu ressentir durant ou suite à un abus de vidéo-ludisme : picotement oculaire, aggravation temporaire de ma myopie, barre sur le front, mal de dos, crispations musculaires ; cela peut même aller jusqu’à une petite poussée de fièvre lorsque, à l’instar de Dark Souls ou Bloodborne, le jeu ne se laisse pas facilement apprivoiser. Et je ne parle pas des effets comportementaux comme l’irritabilité ! L’honnêteté exige toutefois que je (me) pose la question : ces effets somatiques ne sont-ils pas le résultat de ma politique restrictive en matière vidéo-ludique ? Peut-être ne suis-je pas assez “habitué”, comme on dit. J’ai, toutefois, de sérieux doutes sur ce point.

Toujours est-il que, m’accordant une semaine de vacances, je me retrouvai un beau matin de vendredi à insérer le disque tant convoité dans la gloutonne PlayStation 4. Six jours plus tard, l’horloge du jeu affichait 68 heures et des poussières d’activité, soit environ 11,3 heures par jour.

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Je voudrais maintenant expliquer pourquoi cet « abus » n’en est pas un et comment cette séquence hebdomadaire s’inscrit dans un cadre éthique consciencieusement élaboré.

Jeux vidéo et connaissance de soi

Cette anecdote n’a pas pour but de dénoncer les effets néfastes du jeu vidéo mais plutôt de les énoncer afin de construire une attitude vertueuse à l’égard de l’artefact en question. Cette attitude implique de réfléchir au soi en tant qu’il est en relation avec le jeu vidéo. Autrement dit, pour peu que nous ne soyons pas simplement spectateurs de notre propre divertissement (qu’on ne se contente pas seulement de jouer), l’artefact vidéo-ludique peut participer à l’approfondissement de la connaissance de soi et, ainsi, nous conduire à adapter nos façons d’agir et d’être.

Revenons à notre anecdote pour illustrer concrètement cette idée. J’ai jugé bon de la partager ici car elle résulte d’une construction éthique basée sur la connaissance que j’ai de moi-même lorsque j’entre en relation avec une console. J’ai connaissance de ses effets vertueux et de ses effets néfastes. Je sais que tel ou tel jeu va me plonger dans une expérience onirico-ludique très plaisante, qu’il va me permettre d’oublier les éventuels tracas du quotidien et qu’il pourra même m’inspirer pour mes projets personnels ; mais je sais également que je peux être sujet à l’addiction vidéo-ludique. Cette addiction n’est certes pas pathologique, mais elle conduit à des abus qui me déplaisent et qui, s’ils étaient trop fréquents, auraient un impact profondément négatif sur d’autres dimensions de mon existence, notamment en matière professionnelle. Cette connaissance de soi à travers l’artefact en question est donc également une connaissance de l’artefact lui-même en tant qu’il est en relation avec moi. Plutôt que de tomber dans une morale ascétique au sens fort du terme, c’est-à-dire une morale privative qui bannit purement et simplement une chose au motif qu’elle n’est pas exempte d’effets néfastes, j’opte pour une morale inclusive fondée sur la vertu de la mesure, une morale qui compose [1] avec et à partir de son objet. Voici donc une idée qui n’a pas toujours eu bonne presse en philosophie : la matière (ici, les techniques vidéo-ludiques) est impliquée dans le processus de connaissance de soi et dans l’éthique qui en découle.

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Journey – Quête de soi ? Rite initiatique ? Certainement l’une des plus belles
et des plus poétiques aventures vidéo-ludiques.

L’éthique comme art de vivre au sens esthétique

Cette approche est défendue par le philosophe hollandais Steven Dorrestijn [2] dont la pensée éthique s’articule autour de la notion de vie avec les technologies. Son constat est clair : l’omniprésence technologique est un fait avec lequel il est nécessaire de composer. Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner tout espoir de développer des technologies vertueuses, mais que cette recherche de vertu technique ne doit pas se faire au détriment d’une autre forme d’éthique : celle des liens qui nous unissent aux artefacts. En d’autres termes, l’éthique appliquée aux techniques ne peut se résumer à la seule « moralisation » des technologies elles-mêmes, mais doit également inclure une réflexion sur ce que l’homme peut faire pour « moraliser » les relations qu’il entretient avec elles.

Sur ce point, Dorrestijn s’inscrit dans la continuité de la pensée grecque, déjà décrite par Foucault dans le tome II de l’Histoire de la Sexualité, où l’éthique est perçue et pratiquée comme un art de vivre au sens esthétique du terme. L’activité morale consiste alors à donner une forme désirable à nos vies par le biais de nos pratiques. Ce désirable est le fruit d’une composition, jamais d’une négation. Dans le cas du jeu vidéo, elle consiste à trouver la « bonne place » à lui accorder. Lorsque le jeu est « bien placé » dans nos vies, on peut en profiter librement sans craindre d’être dominé par lui (addiction). Ceci implique toutefois une double connaissance : la connaissance de soi et celle de l’artefact. En dernière instance, on comprend que l’un des horizons de cette éthique de l’art de vivre n’est autre que la liberté : celle-ci n’est pas l’absence de contrainte ou d’effet indésirable, mais l’art de composer avec eux.

Bien sûr, il n’existe pas de recette miracle ou uniforme pour composer une vie avec les jeux vidéo. J’ai partagé ma façon de tisser un lien que j’estime éthique avec eux et relié cette pratique à une théorie plus globale. Il est toutefois évident qu’une personne dont le métier consiste à tester des jeux vidéo, ou qu’une autre qui n’est pas sujette à l’addiction sur ce point, sculpterons leur rapport aux jeux de façons bien différentes.

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La « bonne place » est une construction où le jeu se mélange à l’existence, sans la dominer.

Oui mais…

Cette philosophie n’est, bien entendu, pas exempte de critiques. On peut, par exemple, lui reprocher de n’être applicable que par des personnes ayant déjà un penchant pour l’autodiscipline et le goût de la réflexion éthique. Mais c’est justement là que se trouve l’enjeu le plus primordial, selon moi. La question n’est pas de déplorer (ou, à l’inverse, de nier) l’existence de jeux vidéo dont les effets addictifs peuvent être très néfastes, mais plutôt de chercher à créer les conditions pour que les joueurs sujets à l’addiction disposent de ressources personnelles, institutionnelles et techniques pour construire de bons rapports avec ces artefacts foncièrement ambivalents. Cette conception de l’éthique centrée sur la qualités des rapports aux technologies ne peut donc pas faire l’économie de réflexions sur 1) l’éducation, 2) la politique et 3) le design. De beaux papiers en perspective !

Julien De Sanctis

P.S.

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Cet article a été initialement publié sur La Pause Philo.

[1] La composition, ici, renvoie à l’art de faire-avec au sens, non pas négatif d’une adaptation forcée, mais d’une adaptation qui cherche à tirer le meilleur des différents éléments (composantes) en présence pour former le meilleur assemblage possible. Comme dans une composition musicale.

[2] DORRESTIJN Steven, « Technical Mediation and Subjectivation: Tracing and Extending Foucault’s Philosophy of Technology », Philosophy and Technology, Vol.25, Juin 2012, pp.221-241.

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